vendredi 20 mars 2009

Postlude.

Depuis que ce texte est là, depuis plus d'un an maintenant, je n'ai jamais cherché à m'incarner dans Rose. J'étais persuadée d'être Jusquiame, de n'être jamais que Jusquiame. Maintenant je sais : Rose - celle qui se veut respirer, qui sait que si elle reste elle va mourir - Rose est aussi moi. Ce qui implique : celle qui l'a inspirée est également Jusquiame.
Je te rassure, Amour : je n'ai jamais cru que ce que je me dois de qualifier comme notre histoire n'était qu'une illusion. Jamais je n'y ai pensé. Mais aujourd'hui j'étouffe et je sais que nous nous sommes embarquées dans ce qu'il ne fallait pas - que je me suis embarquée. J'ai fait une grave erreur - fait? mais je n'ai rien choisi.
L'horrible dans tout cela est qu'il n'y a ni coupable ni victime - qu'il n'y a personne à haïr et qu'on ne se retrouve qu'à en vouloir à la vie même d'avoir osé nous compromettre.
Dear Love, je me dois de te laisser. Parce que j'étouffe. Parce que je n'en peux plus. Je t'en supplie, Amour, je t'en supplie : ne deviens pas comme Jusquiame. Continue à vivre. C'est seul ce que je veux que tu comprennes. Je n'ai jamais cessé de t'aimer.

VII.

On l'a retrouvée évanouie sur la plage. Et depuis qu'elle s'est réveillée, elle est comme ça. Elle regarde par la fenêtre. Elle ne réagit plus. Elle n'entend plus rien.

Elle était comme morte.

Je m'étais assise près d'elle et tentais de voir ce qu'elle voyait. Ce n'était qu'un banal jardin d'hôpital avec sa pelouse, ses arbres, ses oiseaux et ses malades mentaux en extase devant les petites fleurs. En réalité elle ne regardait rien. Elle était partie. Plongée dans un univers auquel elle était seule à accéder. Je rapprochai la main devant ses yeux : elle ne cilla pas. Oui. Elle était comme morte.

Je poussai un soupir. Tout cela était de ma faute. Évidemment. Je n'aurais jamais dû partir comme ça. Ne fût-ce que laisser un mot. Une explication. Mais non. J'avais préféré fuir comme une voleuse sans laisser d'adresse. Et voilà. À présent à cause de moi, elle s'était figée et ne revivrait plus jamais. Au moins ne souffrait-elle pas : de temps à autre un léger sourire, comme à la brusque remontée d'un souvenir enfoui.

Mais ce n'était pas ma faute. Ce n'était la faute de personne. Simplement je n'en pouvais plus. Je l'avais pressenti au moment de notre rencontre mais j'avais refusé d'écouter mon instinct : elle aimait certes mais, aussi et surtout, elle possédait. L'autre devait lui appartenir tout entier. Comme une succube elle s'appropriait son âme et du jour au lendemain elle devenait lui, effaçait toute singularité en elle. Au début elle avait vingt ans, elle était fraîche et juvénile, à vous tirer les larmes des yeux : voilà pourquoi j'avais dit oui. Mais au fil des ans, cela n'avait fait qu'empirer. Je ne pouvais même pas lui en vouloir : elle ne le faisait pas exprès. Elle pensait même bien faire. Et puis je l'aimais. Malgré tout je l'aimais. Je lui aurais tout passé.

Jusqu'à cette balade hors d'Ostende. Elle était terrorisée par l'hors-Ostende, prétextait que c'était dangereux ; m'interdisait d'en sortir. Un jour elle céda – j'ignore pourquoi mais elle céda. Et quand je vis de loin ce qu'était Ostende, cette ville hideuse repliée sur elle-même, à vivre parmi ses morts, et ce qu'était le monde je compris : je ne pouvais plus y vivre. Sinon j'en mourrais. Elle ne l'aurait jamais compris. Alors un matin, pendant qu'elle dormait, je revins plus tôt que de coûtume, je pris mes affaires en silence et je partis. Je m'installai à Liège. Jusqu'à lire cette histoire dans les journaux, une jeune femme retrouvée sur la plage, sans papiers d'identité, léthargique depuis ; la photo qui l'accompagnait ne laissait aucun doute.

Voilà à quoi la possession l'avait menée. Errer dans les rues jusqu'à perdre sa conscience. Devenir une chimère. La possession l'avait menée à perdre son être, devenir quelqu'un d'autre, cette autre qu'elle ne serait jamais : moi. Et le jour où je m'enfuis, ce fut comme si son âme avait déserté son corps. Elle devint morte. À l'exception de son corps elle avait disparu. À sa place : un grand vide.

VI.

J'ai tué mon corps et il me semble avoir perdu quelque chose – mais quoi? La pensée se dissipe aussi vite qu'elle s'est présentée. Je lève les yeux.

Tout s'est figé. Le salon resplendit. Le parquet semble doux. Les murs sont rosés. Les meubles sont patinés. Les fauteuils semblent dégager encore une chaleur humaine : le tissu garde l'empreinte de deux corps emmêlés. Je m'assieds quelques instants. Tout est simple ; heureux.

La pendule s'est arrêtée dans un laps de temps qui se prolongera à l'indéfini ; pas un bruit. Plus un bruit. Tout s'est figé ; le temps aussi.

Je regarde les autres pièces. La cuisine n'en finit pas de s'étioler dans la luminosité, blanche et bleue ; un parfum que je ne perçois ni ne sens, mais je sais : il est là. Un doux quelque chose qui se prépare : deux assiettes, deux couverts déposés sur la table ; ces assiettes blanches à liseré bleu, petites fleurs bleues qui eussent fait réagir mon corps et lui eussent tiré des larmes, douceur. Pas maintenant. Plus maintenant. Ni larmes ni joie. Je regarde. Juste regarde.

Je ne sens plus rien. Je n'ai plus que les souvenirs ; plus que les souvenirs. La douceur des souvenirs. Tout cela est un souvenir. Pourquoi ce jour? Je secoue la tête : semblable à tous les jours. Ce jour-là : symbole. La quintessence. Faux souvenir. Et vrai souvenir : inspiré des vrais. Page de roman pour l'écrivain...

Par la fenêtre le jardin. Je sors. Plus un souffle. Les arbres se sont figés – pleins à plier. Les ombres rôdent. Soirée d'août. Variations de vert, touches de jaune et de rouge, éclats : la vie.

La roseraie. Des gants laissés là, une cisailleuse. Les roses trémières explosent, exclamations et contrastes, rouge rose et pourpre. Tiges purpurines. Gorgées de sang. Je m'y emmêle. Ombres m'englobent. Plonge mon corps dans la terre.

Je suis si bien.

Je me relève. Mes cheveux eussent dû retenir brindilles et feuilles : rien. Mon corps n'ai laissé aucune trace – quel corps? Mon corps est mort. Je suis immatérielle. Mon âme en errance. Fantôme, moi l'immatérielle, moi qui ne laisserai plus jamais la moindre trace ; moi qui suis la trace de ce qui a vécu. C'est moi qui porte les traces. Mes mains sont couvertes de sang – les aiguilles de pin dans ma peau, dérangées, blasphème à l'immobile


J'atttends. Allongée dans le fauteuil. Les yeux ouverts. Je souris. Rien ne se passe. Je me demande si c'est ça la mort : vivre à l'éternité dans votre plus beau souvenir. L'instant qui a marqué toute votre vie. L'instant qui aurait marqué toute ma vie. Mais si c'est l'instant qui a marqué toute ma vie, où est Rose?

Et je constate : l'instant qui a marqué ma vie ne s'est pas passé dans la maison. Au coeur d'Ostende. L'instant de ma vie au coeur d'Ostende. Il n'y a qu'un coeur à Ostende : le cimetière. Là où les corps retournent à la terre et où les amoureux s'embrassent. Où les couples se scellent. Fin de la vie, début de tout. L'instant de ma vie ne peut qu'être là.

Je jette un dernier regard sur les roses et saute par-delà la grille.

Pense encore retomber lorsque mes pieds se posent sur le sol. M'étonne du sol : donnée réelle quand mes pieds ne le sont plus – suprématie du réel. Alors que tout ça, tout ça n'est qu'un souvenir. Mais les points MIM – ces infinis de points MIM – sont bien réels : c'est les revivre, sans cesse, tous en même temps qui les rendent irréels – irréels et cauchemardesques.

La rue m'apparaît telle qu'elle m'est apparue il y a très longtemps lorsqu'Ostende m'était étrangère et que je ne l'avais pas encore reliée au nom de Rose. À l'époque il y avait des travaux, tout bourdonnait et nous devions nous tenir fort la main pour ne pas shooter dans les amas de cailloux, nous étaler. Les hommes du chantier clignaient des yeux quand ils nous voyaient et sifflaient, mépris ou drague. L'un d'eux m'avait même prise à parti une fois, serré le bras, sourire câlin : j'avais hurlé, Rose avait débarqué et lui avait collé son poing dans la figure. En même temps ça me semble bizarre, c'était en pleine après-midi, elle devait dormir à ce moment-là ; peut-être que je confonds avec un autre souvenir – point MIM de mes deux.

C'était il y a longtemps ; et je me sens rajeunir, moi petite fille alors encore un peu frêle. Nous étions si jeunes, vingt ou vingt-et-un ans peut-être ; je croyais, parce que j'avais tout vu tout savoir de la vie et je dissertais longuement à Rose qui m'écoutait, sage, et inclinait parfois la tête. Nous errions dans les rues – nous n'avons jamais fait qu'errer – jusqu'à une heure si tardive que ses yeux se fermaient tout en marchant. Moi je voulais continuer, Ostende m'était inconnue et je voulais tout savoir, tout savoir d'elle, elle commençait par protester puis se taisait, et je souriais : elle m'aurait tout passé. Les doigts de sa main qui cajolaient ma paume. Nous finissions par nous poser sur la plage, allongées entre les dunes ; elle posait sa tête contre mon épaule et s'endormait. Nous restions là jusqu'à l'aube, c'était l'été, au lever du jour je me déshabillais et plongeais. Et le sel laissait ses marques sur ma peau, éclaircissait mes cheveux, je plongeais et les yeux grands ouverts contemplais les fonds. Mon corps à la surface. Puis je me retournais, planche et me faisais noyer par Rose, qui posait sa tête sur mon ventre et jouait au sous-marin thermo-nucléaire. L'amour dans l'eau nous l'avons fait si souvent, à ces heures-là où il n'y avait personne, cinq, six heures du matin, et c'était comme retourner au ciel originel : un ventre empreint de chaleur où nous serions restées collées, même poche et mêmes veines.

Je me souviens d'un matin sur la plage, moi en tailleur, elle allongée la tête appuyée sur l'une de mes cuisses. Elle dort. Je caresse ses longs cheveux. Si paisible. L'une de ses mains à l'abandon, toute petite, recroquevillée sur le sable. Ses traits apaisés. Je songe que je suis heureuse ; heureuse à la contempler. Ses traits parfaits. Ses petites mains. Sa peau blanche. Sa bouche de cire éclatée. Ses narines impassibles. Sa perfection suprême : la délicatesse de ses formes. Poitrine fleur de cerisier. Hanches nid pour petites filles. C'est à moi. C'est le corps qui m'appartient – d'autant qu'à l'époque elle ne virevolte pas encore : Rose à peine éclose, timide et diurne.

Ce matin-là je me suis dit que mon bonheur était ainsi et que je ne voudrais pour rien au monde en vivre un autre. C'est ce matin-là que j'ai décrété : à cette femme, ma Rose, ce petit bout de femme, je donnerais tout. Jusqu'à mon oxygène. Cette femme serait ma vie. Et le jour où elle ne serait plus là, la vie ne serait plus non plus. On devrait parfois réfléchir aux conséquences de ses serments.

Je me rappelle cet instant et je me demande pourquoi ce n'est pas celui-là, qui a été choisi (cet instant, de petit matin et la lumière d'à présent, crépusculaire). N'est-il pas responsable de mon chaos?

Je passe près de cafés que nous avons peu à peu cessé de fréquenter, manque de temps ; manque de courage pour prendre le temps. Les terrasses sont désertes. Pourtant il fait doux. Chaleur monte de la terre. Comme si tout le monde nous avait précédées, indiqué la marche à suivre ; nous avait dit « cache-toi de la lumière et tu vivras dans les étoiles ». Nous enfermer chez nous et ne nous retrouver qu'au creux de ce chez nous, à l'abri des regards du monde. Et maintenant le monde est désert. Les hommes ont déserté le monde, Rose a déserté le monde avec eux et nous avonc gâché la possibilité de communier avec lui ; tout ça pour ça, vivre dans les étoiles – mais qu'est-ce que ça veut dire, vivre dans les étoiles?

Un jour assises à l'un de ces cafés nous avons bu plein d'alcool et nous avons erré aux alentours complètement bourrées, le nez dans les baraques à frites ou sur nos reflets dans les vitrines à nous extasier sur un je ne savais et ne sais toujours pas quoi ; elle qui redessinait mes sourcils, moi à caresser sa bouche, nous murmurions sans cesse, l'une après l'autre

Nos corps sont collés et ils ne pourront jamais plus se décoller et comme ça nous resterons pour toujours ensemble

Et c'est vraiment ça que nous voulions, rester pour toujours ensemble, nous le murmurions en nous fixant droit dans les yeux – nos yeux embués d'alcool – comme une prière : je comprimais ses mains dans les miennes, je murmurais de plus en plus vite, je sentais l'extase monter. J'étais une fervente. Tandis qu'elle se contentait d'accepter que j'étouffe ses mains et de suivre de sa bouche les mouvements de sa bouche – avant de l'embrasser avec avidité.

Là non plus il n'y a personne. Ce n'est pas cet instant-là. Je quitte les lieux et continue à marcher, ni curieuse ni terrifiée : ces sentiments-là je ne les connaîtrai plus.

Ces rues toutes les mêmes. On s'y perdrait. Nous nous y sommes déjà perdues : instants de douleur exquise où la panique nous prenait, nous errions desaxées pendant des heures avant de nous rendre compte que nous avions frôlé la maison des dizaines de fois. Ce lieu est un lieu de fous : je ne sais qui en a fait le plan, mais il a dû s'amuser. Tout chambouler. Passer un coup de fer, histoire de lisseté. Puis touiller au-dessus une baguette magique pour que les repères disparaissent à chaque fois. Le plus fou finalement, ici, c'est de ne pas se perdre.

À présent je ne me perdrai plus. Les lieux sont figés ; leurs repères aussi. Le souvenir est si ancré qu'il me semble presque apercevoir l'empreinte de mes pas sur le goudron laqué : je n'ai plus qu'à suivre. Mais si le souvenir est si ancré, pourquoi est-ce que je ne me le rappelle pas?

Je ne savais pas qu'on pouvait encore se poser des questions quand on n'a plus de corps et presque plus d'âme. Ça doit être ancré dans le coeur, alors : l'éternelle inquiétude. L'amour n'existe que lorsque la peur de perdre cet amour est ancrée ; lorsqu'on constate que la mort rêgne en maître et qu'il faudra renoncer à tout cela. La seule source de bonheur à laquelle on peut puiser, c'est de se persuader que ça n'arrivera que dans des milliards d'années. Voilà pourquoi l'amour fait si mal : cela ne durera jamais des milliards d'années. Cela ne durera au mieux que toute une vie. Et dire que je n'y ai même pas eu droit. À toute une vie. Quatre-vingts ans. Je n'ai eu droit qu'à une pauvre décennie. À quel point la vraie vie, brêve. Si brêve. L'amour a ce tort-là : on oublie ça. Et quand la fin est là : on ne s'en remet pas. Et on meurt avec les souvenirs plus tôt que prévu.

(Oui. La vie est brêve. Cet instant-là a eu lieu il y a une dizaine d'années et je ne me souviens déjà plus de ce qui faisait son essence. La vie est brêve et passe trop vite. Cette vie si fragile : à peine avons-nous quitté l'instant que déjà il s'effrite et tombe en poussière ; et que, nous avons beau avoir saisi cet instant comme le plus important, ça n'y change rien : plus le temps passera et plus le vide prendra la place du souvenir. Le vide. Car c'est ça, ce n'est que ça : le vide n'est tout simplement que du vide. Nous pauvres naïfs, nous imaginons que l'amour comble ce vide. Mais quand l'amour meurt, que reste-t-il? Des souvenirs qui eux aussi, finiront par disparaître, et rien n'aura jamais eu lieu. Le vide.)

Ça ne m'effraie pas. Je ne fais que constater. Ou du moins, ça ne m'effraie plus : quand j'avais un corps tout ça me traumatisait. L'oubli. L'abandon. La disparition. La mort. Plaies quotidiennes. Souvent je pleurais. J'évitais que Rose fût là. Je pleurais tout mon soûl. Puis quand elle était là, je souriais et je faisais comme si rien ne s'était passé. Pourtant j'y pensais. Je ne cessais d'y penser. Sa main dans ma main se couvrait de mouches. Ses cheveux tombaient par poignées. Sa peau se soulevait sous l'éclosion des oeufs. Alors je fermais les yeux, prétextais de vouloir prendre une douche et m'enfermais dans la salle de bain. Là je songeais à Schubert. Winterreise. Comment pouvait-on composer sur ça alors qu'on savait qu'on allait mourir?

J'ai constamment cherché une solution pour me consoler. Aujourd'hui je sais qu'il n'y en a pas. Les soi-disant consolations qu'on peut trouver dans un carpe diem, ou dans la pensée que l'amour survivra peut-être à la mort n'en sont pas : tôt ou tard la disparition vous rattrape et vous constatez. Le carpe diem n'a laissé que du dégoût parce qu'on a trop joui. L'aimé mort qu'on implore pour qu'il vous fasse un signe ne répond pas. Il n'y a aucune solution. Et il faut vivre avec ce poids.

Mais j'ai réussi là où tout le monde a échoué. Je suis un fantôme. Je vis dans un instant qui ne s'effritera jamais. Le plus beau des instants que j'aie pu vivre.

Sauf que je ne m'en souviens pas. Voilà pourquoi je marche. Je marche pour me souvenir. Le soleil est doux et les rues sont laquées. La ville est déserte. Que Rose et moi. Que Rose et moi au monde. Voilà un beau souvenir.

Au coin des rues des boulangeries. Tôt le matin, quand nous avions fait la smala toute la nuit et que, faute de fatigue nous crevions de faim, nous nous pointions dans le quartier des boulangeries et nous nous précipitions dans la première ouverte. Il y avait là tous les paumés, ceux qui ne supportent plus la lumière du jour et ceux qui vivent de leur corps pour donner la jouissance – putes comme gogo dancers. Les boulangers souriaient, nous étions tous des habitués : nous avions droit au meilleur pain pour presque rien. Je me demande si ce n'est pas là que lui est venue l'idée de vivre la nuit, de faire de son corps une oeuvre d'art à paillettes : elle restait sidérée par les danseuses de cabaret qui, malgré leur maquillage dégoulinant, malgré leur tenue minable aux premières lueurs du jour, gardaient les mains fines et blanches, des chevelures hallucinantes et des yeux emplies d'étoiles.

Certains se demandaient ce que nous faisions là, nous qui appartenions au jour. Nous répondions que nous ne savions pas. Que peut-être nous tenions jusqu'au matin pour voir réapparaître l'extase de la lueur après les ténèbres. À l'évocation des ténèbres les filles et les garçons pouffaient : la nuit n'avait rien à voir avec les ténèbres ; c'était juste un autre monde.

Rose était fascinée à cette phrase. Un autre monde. Elle qui n'avait jamais connu qu'Ostende rêvait à d'autres mondes : à défaut de s'évader, on pouvait toujours créer du neuf à partir du connu. Un autre monde. Elle restait songeuse.

Elle avait fini par y accéder, à cet autre monde. Elle était devenue papillon de nuit. Pourquoi m'avoir quittée? J'étais le dernier lien à son passé. En s'évanouissant, elle avait rompu ce lien. Et rien n'avait plus lieu. Elle avait disparu et tout, tout avait été détruit.

À présent les boulangeries sont béantes, la chaleur semble émaner que je ne sens pas. Des petits pains restent à cuire sans que personne ne les surveille : je ne perçois plus leur odeur. Je ne percevrai plus jamais leur goût. Je ne pourrai même plus les saisir. Je hausse les épaules. Mieux vaut subir ça que la douleur perpétuelle d'avoir perdu l'être aimée. Ne plus rien sentir que trop ressentir.


Pas un nuage. Le ciel est d'un bleu imperturbable. La douceur monte des rues. Les ombres sont démesurées. Je cherche des yeux la mienne – bien sûr que non : je n'en ai plus. Je lèverais la main pour protéger mes yeux du soleil ça ne servirait à rien : on verrait à travers. Et ce qu'on y verrait : rien. Une ombre. Je m'étonne de ne pas pouvoir passer à travers les murs.

Le cimetière n'est plus très loin. Des échos de corps en décomposition traversent parfois les rues. Des petites filles en robes de tulle traînent des pieds, un nounours ensanglanté couvrant leur visage. Des jeunes femmes aux épaules striées de coups de couteaux, cuisses hémoglobineuses courent de douleur, un hurlement sans fin, puissance démentielle, projeté du fond de leurs poumons. Les fantômes ne sont jamais de vieilles personnes : toujours des gens emplis de sève, explosion de vie, que la cruauté d'autres gens a brusquement arrachés à la terre et voués à une agonie sans nom. Les fantômes ont toujours le corps couvert de sang, et le visage trempé de larmes.

Ils ne me voient pas. Trop possédés par leur douleur. Je fais à peine attention à eux : mes yeux tout entier sont fixés vers le cimetière. Le dénouement est proche. Bientôt je vais savoir. Il ne m'apparaît pas que mon corps est lui aussi couvert de sang, et que de mes yeux les pleurs ne cessent de s'échapper : moi aussi, je suis un fantôme. Mais mon coeur continue à battre. Mon coeur est empli d'inquiétude. Quel est donc cet instant?


J'atterris sur le sol sans bruit. J'ai dû escalader la grille et m'envoler par-dessus les pointes acérées : en temps de corps c'eût été l'extase. Cela me fait sourire : du point de vue de l'étymologie, l'extase c'est maintenant. Tous les fantômes sont en extase. Du point de vue du sens : une aberration. On ne peut pas être en extase lorsqu'on ne fait, ne serait-ce que s'inquiéter.

Autour de moi les fleurs explosent. Les vivants doivent passer là en volant : le parfum doit être insoutenable tant il résonne. Moi-même je me sens traversée d'ondes de parfums : particules en offrande qui arrosent l'air et copulant avec lui donnent envie de suicide, histoire de goûter à la fameuse extase.

Je n'avais jamais remarqué à quel point les fleurs sont lourdes et gorgées de sève en été. C'est un paradoxe : la plupart de nos beaux souvenirs avec Rose sont d'hiver. Je ne l'ai rarement vue aussi vivante que dans ce cimetière, à tourner parmi les pétales en envol des fleurs de cerisier mêlés à la neige. Souvent elle s'abandonnait sur un tapis de pétales blancs, ses longs cheveux bouclés se mêlaient à l'immaculé, son visage de profil, les yeux clos : un vrai tableau de Raphaël. Sa main caressait de temps à autre les pétales, ses poumons s'emplissaient du parfum, ses joues rosissaient, un fin sourire se dessinait : elle était heureuse.

Rose est une fleur d'hiver qui ne dit pas son nom. Voilà là où nous nous sommes trouvées : je suis une fleur qui n'en sera jamais une. Jusquiame. La fleur des catacombes. Plus que toute autre je contiens la mort en moi : je me nourris des restes de chair en décomposition. Je vis sur ce qui ne vit plus. Je vis sur ma vie morte. J'ai mis à mort mon ancienne vie, je me suis empli de sève et j'ai explosé. Depuis que Rose a disparu j'ai fait la même chose : j'ai mis à mort ma vie. Je me suis mise à mort : Rose était ma vie et Rose appartient désormais au passé ; et je ne peux vivre avec un cadavre. Mais on ne peut renaître de soi-même, à moins d'être phénix : je suis condamnée à errer pour l'éternité. À ne disparaître ni ne réapparaître. Pour disparaître il faudrait quitter mes souvenirs. Et mes souvenirs sont tout ce qui me reste. Comment tuer aussi mes souvenirs? J'ai trop goûté à la mort.

Nous sommes des jumelles dont la vie de l'autre, in utero a pompé celle de l'autre, sans qu'on s'en aperçoive, jusqu'à ce que le ventre libère le passage au corps mort et garde l'autre gorgée de sève. L'autre c'est Rose. Elle a pompé ma vie. Je ne dis pas que c'est mal : elle a pompé ma vie tout en me donnant la plus grande extase. Il est normal qu'une fois que tout s'est fini, à mon tour je m'étiole. Chacune son dû.

Les cerisiers sont à présent emplis de cerises, grosses comme un poing. (Si le monde avait vécu dans cet instant-là, nul doute que cela eût éradiqué la famine universelle.) Je ne reverrai plus jamais les fleurs de cerisier. Voler au vent. Rose se laisser tomber dans un lit de pétales blancs. Masi ce sont des souvenirs : ils ont beau être mort ils vivent encore en moi.

La chaleur – comment puis-je encore ressentir de la chaleur? – s'est immiscée dans mon coeur et se propage. Je suis tout près. En plus de la chaleur le tremblement : tout mon être perçoit. Ce être qui n'a plus aucun moyen de sentir. Je perçois. Une boule s'immisce au fond de ma gorge et grossit : un cancer. Peur soudaine.

Je voudrais revenir en arrière. Mais c'est l'inconvénient des instants figés : on ne peut ni revenir en arrière ni avancer. C'est ainsi. Il va falloir affronter.

Affronter quoi? Je n'ai aucun souvenir négatif avec Rose. La paranoïa serait-elle donc, elle aussi, fruit pourri du coeur?

Je sens le grand battement du monde se réveiller peu à peu, accompagner le moindre de mes pas. Boum. Poser la main sur un tronc d'arbre. Boum. Cligner des yeux. Boum. Constater l'état de mes mains, couvertes de sang ; boum celui de mes pieds, éraflés, défigurés et gris. Boum. Mes mains portées au visage. Les égratignures sur les joues, innombrables. Boum. Mes cheveux qui tombent par poignées.

J'ai peur.

Boum.

La nature se rebelle, les cerises tombent, les feuilles jaunissent et tout se met à virevolter, c'est déjà l'automne

Le ciel se couvre de gros nuages gris, le vent souffle, les oiseaux s'envolent,

Le paysage défile, des vallons des allées des arbres, tout pourrit au fur et à mesure, et quand tout est pourri, soudain les tombes, un banc, deux femmes sur ce banc, main dans la main, la tête de l'une sur l'épaule de l'autre : Rose et Jusquiame.

Le temps s'arrête. Les nuages se dissipent. Les fruits repoussent. Le vent se calme. Soleil timide. Pépiements d'oiseau. Le battement s'apaise. Je me souviens.

Elles ont à peine vingt ans. Leurs peaux sont lisses. Leurs corps resplendissent. Elle ne sait pas qu'Ostende elle va la quitter encore une fois, deux fois, mais qu'après elle ne repartira plus jamais. Elle ne fait pour l'instant que s'émerveiller : Rose et elle viennent de se rencontrer, l'amour vient d'éclore, elle sait malgré son jeune âge que celui-là sera l'essentiel – que tous ceux qu'elle éprouvera par la suite ne seront pas aussi forts. N'imagine pas que celui-là sera le dernier.Qu'après celui-là, son coeur sera brûlé et qu'elle n'aura plus ni le goût ni la force d'en vivre un autre.

Elle est heureuse. Elle n'imaginait pas que cela pût se faire et les voilà, sur un banc du grand cimetière, main dans la main, sa tête sur l'épaule de Rose. Le temps semble s'être arrêté. Elle lui dépose de temps à autre un baiser sur la joue ; leurs corps parfois se serrent et son visage entre ses mains, elle s'émerveille d'une telle douceur. D'une telle fragilité. Son coeur fond. Doucement il fond. Pourquoi a-t-elle été séparée d'elle pendant tant d'années? Elles ont déjà perdu vingt ans...

Rose sourit. Jusquiame s'extasie. D'un geste timide elle passe un doigt sur les lèvres fraîches ; les yeux de Rose se ferment. Elle s'abandonne. Soudain ce qu'elle veut, ce qu'elle a toujours voulu : leurs bouches se rencontrent. Instant de surprise puis la constatation : c'est divin. La douceur de la bouche. Cette taille si fine qu'elle serre entre ses mains. L'émoi entre ses cuisses. Et dire que cela doit cesser un jour ! Elle n'y veut pas songer ; veut avant tout profiter de l'instant – les instants sont si brefs.

Leur baiser cesse et elle lui caresse le visage. Son sourire. Ses yeux. Elle sait. Elle sait : elle l'aimera toujours.

C'est alors que ses mots viennent :

    • Je t'aimerai toujours.

Rose écarquille les yeux. La bouche tremblante et le sourire gêné :

    • Mais on ne se connaît que depuis quelques semaines...

Jusquiame secoue la tête et rit :

    • Moi je sais que je t'aimerai toujours.

    • Comment peux-tu en être si sûre?

    • C'est gravé là.

Tapote son coeur.

    • C'est gravé là et crois-moi que le jour où ce ne sera plus gravé là, eh bien je n'existerai plus. Et encore je suis sûre que le jour où je serai morte il y aura encore des traces de toi dans mon coeur.

Rose rougit et baisse la tête. Sans doute la première fois qu'on lui dit de telles choses. Ses yeux s'emplissent de larmes.

Jusquiame ne le remarque pas et s'extasie :

    • Toi aussi tu m'aimeras toujours ! C'est inscrit. Nous devions nous rencontrer. Et nous ne nous séparerons plus. Plus jamais. Nous sommes faites l'une pour l'autre.

Rose détourne le regard. Toujours ce sourire. Finit par opiner, timidement et murmure :

    • Oui... Bien sûr... Bien sûr qu'on s'aimera toujours...

Semble vouloir ajouter un mot. Mais sa bouche se referme. Son regard revient sur Jusquiame et la constate : toute à sa joie elle ne remarque rien. Ne voit pas son hésitation. Ne voit pas sa gêne. Semble se raviser : allons bon. Ça peut être bien.

Laisse Jusquiame la couvrir de baisers. Alors qu'elle disparaît sous les embrassades jette un regard de travers, affolée – comme si ça lui pesait.

Comme si elle regrettait.

Mais bon. Ça semble lui faire si plaisir, à Jusquiame. Jusquiame amoureuse. Jusquiame qui ne voit rien.

Moi j'ai vu. J'ai compris. Et mon coeur s'est arrêté, je ne vois plus rien, je ne sens plus rien, soudain, qu'une immense douleur : j'ai compris. Je m'écroule.

Ce jour-là je l'ai forcée. Je l'ai forcée à m'aimer. Et voilà, des années après, ce qui est arrivé : épuisée de son emprisonnement, et de son emprisonnement pour rien – qu'y avait-il de si terrible à quitter Ostende? –, elle a fini par partir, respirer enfin ; enfin libre.

Mes pas ensanglantés m'ont conduite jusqu'à la mer et je me suis précipité dans l'eau, j'ai plongé et j'ai attendu. J'ai attendu jusqu'à ce que ma douleur s'étiole et que je m'étiole avec elle, que les dernières particules de moi liées entre elles se disloquent ; et j'ai disparu à jamais, mes particules mêlées aux ondes, au vent, au sable et à la terre. Rien n'existe plus que mon regard. Mon regard en proie perpétuelle aux larmes.

Voilà comment je suis devenue la Plainte. Les soirs de trop grande douleur, lorque la terre martyrisée hurle, c'est moi qu'on entend. C'est moi qui porte toute la douleur du monde. Je suis la Plainte. Et il n'y a plus aucun espoir pour revenir en arrière. Mon âme est dissoute. Mon corps est pourri, enseveli quelque part. Ma mémoire est morte.

Rien n'aura eu lieu.

V.

Je revins à moi.

La première vision qui me vint fut le réveil. Je constatai l'heure. 9H45. Combien de temps avais-je dormi?

La seconde vision qui me vint fut la place libre à côté de moi. J'étendis le bras pour vérifier. Personne. Je refermai les yeux sans plus y penser. Encore dans les vappes.


Je rouvris les yeux. Toujours pas là. Levai la tête avec lourdeur : la pièce était plongée dans un gris morne. Soupirai et me levai. Fronçai soudain les sourcils : mal de crâne infernal. Je traversai la pièce en me tenant aux murs ; une main sur l'occiput. Manquai m'écrouler dans la cuisine.

Par les volets entrouverts on apercevait Ostende. Grise. Brume. Je haussai les sourcils : du brouillard. Du brouillard à midi, opaque comme du coton plongé dans de la vase. On avait tout vu.


Je parcourus la maison. Aucune trace de Rose.


Jetai un oeil dans le jardin. Pas une âme qui vive. En plus de ça on n'y voyait rien – Ostende n'était plus qu'une nuée de cimetière.

Rose n'était pas là.


Je bus mon thé sans me rendre compte que l'heure ne s'y prêtait pas. En vérité, je n'avais plus conscience de l'heure : je n'avais plus conscience que de l'absence de Rose.

Pour notre plus grand bonheur et notre plus grand malheur nous avions refusé de nous encombrer de cette puce électronique à visage humain : le téléphone portable. Elle m'avait quelquefois harcelée pour en avoir un ; j'avais toujours refusé, prétexté que cela troublerait notre tranquillité. Avait doucement hoché la tête. J'avais souri. Elle me passait vraiment tout.

Et maintenant, à cause de mon entêtement, j'étais sans nouvelles.

Une voix en moi – la même que celle d'Écume – susurra de me calmer. C'était complètement stupide – elle était peut-être sortie faire des courses et puis, tu ne sais pas ce qu'elle fait de ses journées, à ton avis, pourquoi le jardin est si bien entretenu, tu n'es vraiment qu'une, etc., ce qui n'empêcha pas mon thé de refroidir.

J'allai coller mon nez à la fenêtre et constatai la vue. D'un côté la plage et ses longues allées grises, mer brumeuse ; de l'autre côté la rue sans nom. Rien n'avait de nom ici. Rien n'avait de nom que Rose, Jusquiame et Ostende. La rue était déserte et battante était ma tête : j'avais peur. Je me rendis soudain compte que j'avais peur. Je ne me le fusse jamais avoué ; mais j'avais peur. Où donc avait-elle pu aller?

Je m'écroulai sur le canapé. Ma respiration était saccadée ; mes yeux se fermèrent d'eux-mêmes. Je me mis à attendre.

Le jour passa et je me métamorphosai en capteur sensoriel à réflexivité incorporée : j'évoluai peu à peu en légume, puis en chair à vif. Les larmes coulèrent. Elle n'était pas rentrée ; elle ne rentrerait pas.

La peur était si infecte qu'elle m'acidifia la bouche : j'allai vomir dans la salle de bain. Je voulus saisir l'une des deux brosses à dents. Mon geste s'immobilisa : il n'en restait plus qu'une. La panique me gagna. Je fis les armoires les meubles les recoins : rien. Plus rien. Tout avait disparu. Elle était partie.


Pourquoi?


Je revins à moi la nuit. Je restai un instant écroulée sur le plancher, fixer par la fenêtre un jardin nébuleux : pleine lune. C'était beau la nuit, pleine lune – la nuit pleine lune et aucune autre.

Je ne me rappelle pas comment je fis pour sortir. Toujours est-il que je me retrouvai en plein milieu de la route, par une nuit sans couleur, sans manteau, à galoper comme une amante au coeur crevé jusqu'à un night-club pour homosexuels

- Hello, sussurra une voix derrière moi.

Je me retournai : la fille qui s'était fichu de moi, la dernière fois. La voix qui sortit de ma bouche m'effraya

-Rose est là?

Elle ouvrit de grands yeux.

- Mais non. C'est son jour de repos, aujourd'hui. Tu le savais pas?

- Si. Mais...

Je baissai les yeux. Comment osais-je raconter notre vie à une inconnue? m'eût dit Rose. J'achevai ma phrase.

- Non. Rien. Merci bien. Bonne soirée.

Sourire. Haussement de sourcil.

Je m'effaçai.

Je me mis à erre indéfiniment dans la nuit grise.

Passèrent des voitures que je ne remarquai pas.

Mes bras étaient couverts de frissons tandis que je m'approchais de la plage, larmes d'eau de mer en microcuts sur ma peau nue.

J'enfouis mon corps dans le sable. Le sable était froid. Le sable était empreint de fissures d'eau de mer. Je trouvai là un apaisement : le sable rêche et gris, la froissure de la mer, son hurlement, plainte éternelle. Et les larmes de mon corps vinrent se mêler aux larmes d'eau de mer. Et je fermai les yeux.

Mon coeur, tout au fond du corps battait avec un tremblement douloureux, un écho qui jaillissait avec démence, hurlement, insoutenable, déchirure des chairs en pleurs infinis, le sel sur la plaie vive

J'ouvris les yeux. La nuit s'était dissipée ; la mer était grise. C'était un petit ciel ; un ciel comme on n'en voyait qu'à cet endroit ; nuage gris sur ciel trouble.

Des enfants jouaient au loin. Hurlaient de joie. Je devins sourde. La mer était souffrante, je contemplai la mer et je me dis que la mer se devait d'être grise, que la mer ne révélait sa profonde nature que lorsqu'elle était grise.


Je me remis à errer indéfiniment le long de la plage. Les enfants étaient partis pour l'école. Il n'y avait personne. Personne. Plus personne.

Je savais qu'il me fallait continuer la vie telle que, auparavant elle était c'est-à-dire boulot, contraintes, nourritures ; je le savais ; mais je décidai de m'en passer. Je décidai de n'avoir plus envie de rien. Tant que Rose ne reviendrait pas je n'aurais plus envie de rien.

La mer se déchaîna. Elle étendait ses longues tentacules grises à mon passage ; semblait vouloir me happer. Faire de mon être une haplologie : disparaisse le coeur, vogue l'âme, s'envole le coeur...

Plus un bruit. Plus une vision. Ostende semblait vouloir se noyer dans l'indistinct : nuée grise qui prenait peu à peu possession de tout, brouillait frontières et contenus. Brouillard de cimetière. Moutons de poussière


Je revins à la maison sans trop savoir comment. Elle m'apparut au détour d'une rue que je n'avais pas réussi à distinguer des autres ; malingre et ridicule. Je saisis les clefs. Poussai la porte. Découvris l'intérieur : bordel monstre. Avais-je vraiment laissé la maison ainsi?

Je me baladai dans les pièces à la recherche d'un je ne sais quoi, d'un je ne sais quoi qui eût eu pour but de me prouver que j'avais pris peur pour rien. Le résultat fut pire : non seulement le bordel était monstre, mais en plus, en plus, toutes les photos avaient disparu (toutes les photos sauf deux, planquées dans le tiroir de ma table de chevet, que j'enfouis dans ma poche avec tremblements). Et pas disparu comme si quelqu'un (j'imagine Rose) les avait prises, non : comme si elles n'avaient jamais existé. Aucune trace de peinture plus claire sur les murs. Aucune ligne d'immaculé au milieu d'un océan de poussière. Comme si elles n'avaient jamais existé. Comme si ce qu'elles avaient immortalisé n'avait jamais eu lieu.

Je sortis dans le jardin. L'herbe avait poussé de trois centimètres. Les fleurs abandonnées, à présent en surnombre étouffaient ; les roses trémières inclinaient tristement leur tête. Un jardin encore joli ; mais dont plus personne ne s'occupait depuis des semaines.

Rose n'était pas revenue.

J'allai m'écrouler sur le lit, nostalgique. Je m'en échappai aussitôt avec horreur : les draps sentaient la moisissure. Tout était en train de pourrir. Les meubles luisaient de la végétation qu'ils enfantaient ; les papiers avaient jauni. Toutes les armoires puaient la décomposition. Tout était en train de mourir. Les larmes se mirent à couler et je me mis à courir sang aux tempes, les dernières photos de Rose froissées dans ma poche.


Je me mis à courir.

Les rues défilent dans ma mémoire je ne les distingue pas. Mes pieds heurtent des choses. Mes mains frôlent des murs. Et les larmes coulent. Toujours les larmes coulent. Coule un torrent de larmes de mes yeux qui brouille ma vue, absinthe interne, visions monstrueuses de passage. Je cours. Mes pas s'enfoncent dans le sol. Je cours. Je n'ai plus d'air. Plus d'air dans mes poumons. L'air file. Autour de moi. L'air de mes poumons fuit autour de moi. Fuit à mon approche.

Je suis la douleur. Mon corps n'est plus qu'un ramassis de chair. Mon âme corrompue par un passé qui n'a pas vécu. Mon regard hanté par la vision d'une Rose illusoire. Je suis la douleur. Mes chevilles qui se tordent. Mes mains qui se convulsent. Ma gorge qui se fend. Je suis la douleur. Somme toute est-ce ça, la vie.

Je finis par enliser mes pieds dans le sable et stoppai. En face de moi la mer grise. Mes pieds prisonniers du sable gelé. Je m'écroulai.

Le corps vint heurter le sol friable et ma tête résonna, et mes doigts se tordirent au contact du sol, et mes yeux se révulsèrent ma bouche se fendit mes cheveux s'arrachèrent mon coeur ensanglanté se déchira du corps : tout mon être de chair se dépiautait dans le sable, bientôt il ne resterait plus que la carcasse, une carcasse encore tiède d'où jailliraient l'âme, et ma conscience, qui hésiteraient entre le ciel, la terre et la mer mais qui, au lieu de choisir imploseraient, persuadées que, peu importait le lieu, sur ciel sur terre ou sur mer, peu importait, elles ne trouveraient jamais le repos.


Je revins à moi en plein coeur de la nuit. J'ouvris les yeux sur la mer grise. Du sang coulait du creux de mes jambes : ma cuisse était maculée d'hémoglobine déjà coagulée. Du sang brûlant, noir. J'y plongeai la main. J'avais oublié ça. Hors de question de retourner à la maison ; et je n'avais pas songé à prendre d'argent sur moi.

Je pleurai de honte. Puis je m'enfouis dans l'eau. Elle était gelée, mais je n'avais pas le choix : c'était le sang dans la mer ou le sang sur terre. Le sang dans la mer personne ne disait rien. Je nageai un moment au milieu de mon sang. Je m'habituai à la température. Les douleurs démentielles qui tordaient mon bas-ventre je ne les sentis plus qu'à peine : j'étais gelée. Je n'étais plus qu'un corps dur qui laissait échapper du sang. Parfait macchabée, nuée de mouches


Je savais qu'au lever du jour il me faudrait déguerpir. Trouver un autre moyen. Je m'en fichais. Tournai le regard vers le rivage : tout était gris. Entre la nuit, et le jour seule changeait la teneur de gris : gris brouillard dans la journée, gris cimetière dans la nuit. Mon sang noir. Ma peau grise. Mes yeux éteints. Ma bouche poussiéreuse. Tout était gris. Laiteux. Les couleurs étaient mortes. Rien n'avait plus de goût. Tout était insipide. Informe. Imprécis.

Inexistant.

Définitivement inexistant.

De la meilleure façon de tuer un être.


Je n'avais plus sommeil. Je plongeai ma tête dans l'eau visqueuse, et ouvris les yeux. On n'y voyait rien. Le fond était indéfinissable. Je vis passer de petits poissons, des bulles et des muqueuses ensanglantées – sortis la tête en quatrième vitesse, nageai jusqu'au rivage, me rhabillai et me remis à courir.

Toujours courir. Sans plus envie de sommeil mais le corps épuisé. La fin au ventre et le désir mort.

Je crevais de faim. Je n'avais plus mangé depuis des jours. C'était l'heure où les boulangeries commençaient à ouvrir : l'odeur grasse, presque écoeurante ne cessa de me hanter, me traverser, me secouer – j'étais prise au piège par les croissants tout chauds et le pain fumant. Cessai de courir et collai mon nez aux vitres : une buée folle, des formes imprécises, le hurlement rauque du four à point et soudain, miracle, recroquevillées sur la pelle en bois, encore frétillantes, une demi-douzaine de brioches fumantes et dorées. Je plissai des yeux, suppliante et me mis à baver ; un boulanger qui regardait un instant par la fenêtre m'aperçut, me montra du doigt et, hilare lança quelques mots. Tous se retournèrent. Les sourires apparurent, l'un d'entre eux alla à la fenêtre, l'ouvrit et clama, sourire enjôleur :

- Vous voulez visiter mademoiselle?

J'abaissai les sourcils, apeurée, fis quelques pas en arrière et détalai. Quiconque m'eût aperçue eût été persuadé que, jeune fille encore à butiner j'étais poursuivie par un homme avide et bourdonnant ; et que le viol avait déjà eu lieu.

En réalité je ne savais pas. Je n'étais ni victime ni coupable ; je n'avais rien fait ; je ne faisais que courir. Fuir. Fuir quoi? Fuir la réalité. Aller au devant d'un je ne sais toujours pas quoi pour tenter d'oublier le réel, ce réel qui finirait bien par s'imposer un jour, que je le veuille ou non : Rose était partie et ne reviendrait plus ; effacée de mon existence ; disparue à jamais ; comme si rien n'avait eu lieu.

On pourrait se dire de quoi se plaint-elle, elle a déjà les souvenirs. Sauf que. Sauf que les souvenirs, par principe appartiennent au passé ; à la mort ; sauf que les souvenirs concernent des choses mortes. C'est comme planter le cadavre de l'Aimée dans son jardin et attendre qu'il pourrisse. Ça rend fou les souvenirs. Ça rend fou. Autant dire qu'à cette heure-ci j'avais déjà plongé dans la folie : il n'y avait plus temps, ni distinction (fictive) passé/présent ni état d'avancement de la vie. Je ne savais plus quel jour on était. Plus que la douleur. Plus que ça : la douleur. La douleur qui gouvernait tout.

Voilà pourquoi je courus, jusqu'à n'avoir plus d'air et m'étaler les pieds en avant dans le grand cimetière.


Il faisait encore un peu nuit. Il était fermé. Il me fallut escalader les grilles. Je fus surprise de ma vélocité à bondir par dessus les pointes acérées ; mais la douleur décuple les forces. J'atterris dans un buisson d'aubépines.

Je savais que les fantômes seraient là à rôder ; ces fantômes que j'étais seule à voir. Je m'en fichais. Ne comptait qu'épancher la douleur – faire partir la douleur, faire partir le réel et que l'irréel et le passé retrouvent leur place, que Rose soit là, dans mes bras, à jamais et qu'elle ne parte plus. Quoi de mieux qu'un cimetière pour faire revivre l'irréel et ressusciter les morts?

La première tombe que je frôlai fut celle d'une enfant de huit ans qui vint à moi, l'oeil au beurre noir et la lèvre déchiquetée. Je baissai les yeux : elle était morte violée. Atrocement mutilée.

Dis-moi qui t'a fait du mal

Elle secoua la tête. Ouvrit la bouche : on lui avait arraché la langue. Et sa peau qui pelait. Et son sang qui coulait. Ce n'était qu'un fantôme : elle n'existait plus. Elle n'était plus rien. Elle n'avait plus de conscience. Seule sa douleur subsistait.

Les fantômes ne sont que des restes d'immortel des bonheurs ou des traumatismes trop violents pour réussir à mourir. Voilà pourquoi nous nous souvenons. Et voilà pourquoi, aussi, certains d'entre nous ne meurent jamais, et deviennent fantômes

Mais qui nous fait ça

Que tombe ma jambe

Je sais le mal se tait

La petite fille glissa sa main dans la mienne et nous avançâmes dans le cimetière prisonnier du gris, laissant toutes deux derrière nous des traînées de sang. Le brouillard avala le monde des vivants et je me retrouvai entourée de fantômes, qui me dévisagèrent. Silence.

Je me recroquevillai sur une tombe et me mis à pleurer.

Silence.

Même le vent avait cessé de souffler.

Mes larmes qui roulaient le long de mes joues et s'écrasaient à terre avec un petit bruit.

La lumière fade.

Le sang noir qui s'échappait de mon corps, venait maculer la dalle, peu à peu une mare.

Mon ventre hoquète.

Pourquoi m'as-tu abandonnée?

Pourquoi m'as-tu abandonnée?

Je regarde le ciel, le ciel n'est plus visible, le ciel n'est plus, seul le brouillard, nuit et brouillard

Et mes larmes et mon sang, de tous les côtés mon corps se vide, macchabée, mon corps qui n'existe plus


Je pris un couteau et m'ouvris le thorax. Le coeur était là qui battait, battait, assourdissant ; d'un geste je plongeai la main dans ma poitrine et arrachai mon coeur. Je ne sentais plus rien. Je détaillai mon coeur avec une précision toute scientifique : là le ventricule droit, là les artères, là l'oreillette gauche et, au milieu la zone des sentiments. J'écrabouillai le tout avec rage et soulagement. Je ne sentais plus rien. Je ne sentirais plus jamais rien. Fermai les yeux d'apaisement. Qu'il était bon de vivre.


Je rouvris les yeux. Les fantômes penchaient la tête à gauche ou à droite, les sourcils froncés ; ils savaient combien la mort naît du sang ; or ils me voyaient saigner de partout – même mes larmes étaient de sang –, moi la vivante, et ils ne comprenaient pas. Ils durent en conclure que j'étais immortelle. S'inclinèrent.

Moi je savais. Je n'étais pas immortelle. Je n'étais pas le Christ non plus : le sang jaillissait de mon utérus et de mon absence de coeur, non de mes poignets, non de mes hanches – usurpatrice du Christ ; martyr de pacotille. Non. Simplement j'étais vivante ; vivante au corps délabré ; vivante à l'âme souillée ; vivante au coeur arraché ; vivante sans Rose. J'étais vivante et le reste, le reste, eh bien je m'en fichais.


Il me fallait juste ne pas penser à Rose.

Dans ma poche les photos, je les extirpai et à nouveau je fondis en larmes : Rose était là qui regardait à peine l'objectif, grave, assise devant son thé à l'orange, matinée d'été. Les traits tirés. Le sourire absent. Le regard lourd de reproches. Maintenant je percevais : c'était de ma faute. C'était de ma faute. Si elle était partie. Oui mais pourquoi? Qu'avais-je fait? Je cherchai en vain : je ne voyais rien, rien de grave du moins, qui eût expliqué son geste.

J'eusse tout à coup voulu qu'elle fût là et l'absence de coeur s'emballa et je me remis à pleurer, malgré le coeur, des larmes bleues et gelées qui vinrent frigorifier le corps. Je me sentis un peu mieux. Et je compris : ce n'était pas mon coeur qu'il fallait tuer. Pour éradiquer la douleur. C'était le corps. Qui portait toutes les sensations. Il fallait tuer mon corps.

Il fallait tuer mon corps et laisser l'âme voguer, voguer tout doucement, heureuse dans les souvenirs, inconsciente : ne percevrait pas que ce serait fini.

Il fallait tuer mon corps et je compris tout à coup le meilleur moyen, magistral, immémorable, délivrer mon âme de la douleur en préservant les souvenirs, la laisser s'étioler dans le flou artificiel des souvenirs, heureuse, heureuse, heureuse – la seule et unique façon pour elle de rester à vivre heureuse.

Je courus jusqu'à la maison.

Tout était empli de Rose. Mais rien n'était autant empli d'elle que la maison. La maison était le lieu où passé et futur étaient stoppés, où seul le présent régnait en maître, un doux intemporel qui ne pouvait que stagner à jamais. Tuer mon corps dans la maison équivaudrait à ça : l'inscrire pour toujours dans le point moi-ici-maintenant – et ainsi qu'il ne, même tué, cesse de vivre. Vivre sans moi. Dénué de conscience. Heureux pour rien. Lui aussi. Heureux pour rien.


Revenir à la maison équivalait aussi à se confronter à l'essence la plus pure de Rose. La magnificence mais qui, le jour où elle était en colère détruisait tout. Faisait beaucoup de mal. Se confronter à l'essence – la quintessence de la douleur.

Le quartier était à l'abandon. (Je ne réalisai pas que j'y étais revenue sans réfléchir : attracttion inconsciente de mes pas qui, eux aussi se souvenaient.) Les arbres étaient tordus, dépouillés : une neige fine ne cessait de tomber. J'eus froid. Seul mon bas-ventre était brûlant ; le reste était frigorifié. Mes doigts virèrent au bleu.

Je retrouvai la maison. Après beaucoup d'errance : elle était méconnaissable. Le jardin était devenu forêt. Le portail était rouillé ; plus poussé depuis des siècles. Le toit tombait. Les fenêtres étaient brisées. Ouragan. Quel ouragan? Quand? Mais quand était devenu l'absurde : il n'y avait plus de temps – emprisonné qu'il était dans le maintenant. Il n'y aurait bientôt plus d'espace. Quant au moi, il n'avait jamais vraiment existé : nous plutôt que moi. Parce que maintenant que le nous était mort, maintenant, plus rien à sa place.

Sans Rose ma vie n'était plus emplie que de rien. Et il fallait suivre. Le penchant. Suivre. Accepter de sombrer dans le rien. Devenir le rien. Sans Rose la conscience était de trop.

Je poussai la porte, doucement – s'écroula dans un nuage de poussière. Tout grinçait. La vieille horloge continuait son tic-tac, inébranlable – tout juste assez sordide pour me donner la chair de poule. Je fis un pas. Le plancher grinça. Je fis un autre pas. Quelque chose remua. Grenier. Tac-tac-tac. Bruits indistincts. Pas étouffés. Course. Rats.

Devant moi le salon. Brol sismique. Canapés défoncés. Parquet grisâtre. Poussière. Tableaux fracassés. Plantes pourries. Cancrelats. Fenêtres explosées.

Douleur.

Je m'agenouillai. Mon visage entre mes mains. Larmes. Larmes bleues. Larmes bleues qui s'en allèrent ruisseler au-delà de mes doigts, s'étoilèrent sur le parquet – et aussitôt tout devint de glace ; les bruits stoppèrent ; les grincements s'étiolèrent ; les meubles furent pris dans la glace ; je ne distinguai plus rien qu'un brouillard laiteux : la pièce avait disparu. Les souvenirs étaient morts. Rien n'avait eu lieu.

Je m'allongeai là et restai là longtemps, longtemps, assez longtemps pour qu'il me semble être aujourd'hui restée là une seconde ou des années, sans distinction. Puis je me relevai et m'aperçus que je me sentais légère. Je baissai les yeux et vis que mon corps était resté à terre ; rabougri ; momifié. J'étais sortie de mon corps. J'avais vaincu mon corps. J'avais tué mon corps.


IV.

Une des filles de la boîte nous prêta la voiture. J'avais le permis ; je ne m'en servais plus depuis longtemps.

(L'idéal eût été : j'avais tout oublié. Ainsi j'eusse fait mine de prendre le volant, de tourner à droite et de nous crasher contre le premier mur. Et ainsi, oui, belle mort : mortes ensemble. Mais ces choses-là ne s'oublient pas.)

Elle n'avait pas le permis ; elle n'en avait pas besoin. À quoi cela eût-il servi? Elle ne serait, de toute façon jamais sortie d'Ostende – sortie sans moi. Moi qui avais le permis.

Elle hésita longtemps entre quoi choisir. Ferait-il beau là-bas? Comment seraient les gens? Y aurait-il même des gens? La robe blanche ou le pull bleu nuit? Elle opta pour la robe.

Nous avions toutes les deux pris des vacances. Je me réjouissais : depuis tant de temps, nous n'avions jamais passé que quelques après-midis réellement ensemble.

(Mais comment diantre avions-nous fait pour nous trouver?)

Le sarcasme était : nous ne ferions, pour de vrai qu'une hors d'Ostende. C'était réalité à laquelle, sur le coup je songeai, mais avec le sourire : les prédictions ne marchent que si on y pense – si on est obnubilé par. Je secouai la tête.

Rose rangea la maison en douceur ; la dorloter. Presque une douleur dans les mains lorsqu'elle les passa sur les meubles : quel regard y porterait-elle quand elle reviendrait? Serait-il nouveau? inchangé?

Je sentais la peur percer parfois. L'excitation aussi : elle allait enfin découvrir l'hors-Ostende ; elle allait enfin goûter à autre chose. Elle allait enfin respirer un autre air ; d'autres particules que celles des morts. Enfin elle allait vivre ; vivre autre chose.

La veille du départ elle souffla. Regarda le plafond. Les fissures. Happa ma main. La faim au ventre. Tissus sans chaleur : terrorisée.

Le matin du départ elle prit son petit déjeuner dans la cuisine, les yeux mangés de fatigue : voilà des années qu'elle ne s'était pas levée à sept heures du matin. Je ne la plaignis pas : vivre de nuit était de toute façon formidable ; qu'on se couchât à sept ou se levât à trois. Elle était juste un peu décalée ; tellement possédée de nuit que, s'en passer une fois, catastrophe : hypertrophie pulmonaire.

Par-delà la fenêtre elle contempla le ciel : un ciel rose, timide et ombré ; le genre de ciel qui ne s'efface qu'à sept heures du matin. Écarquilla le regard : son dernier ciel avant l'hors-Ostende.

Se tourna vers moi, me contempla et sourit

On y va

J'acquiesçai. Je portai la valise dans le coffre. Jetai un oeil sur elle : elle s'était calfeutrée sur le siège, enfouie dans une couverture ; les yeux avalés par des lunettes de soleil. Un sourire vague aux commissures. Une sainte en lunettes noires.

Elle ne verrait rien de la route. Qu'importait. Elle ouvrirait les yeux sur un nouveau monde, et elle verrait Ostende de loin, et elle serait contente. Et après on rentrerait.


Mets Eths

Elle s'était réveillée peu après le départ. Je glissai le cd dans l'autoradio. C'était en effet l'époque Eths, l'apparente insensibilité de la chanteuse, schizophrénie ambiante

Tu n'es pas mieux que moi

Qui suis toi

Tu ne t'aimes pas

Tu n'es pas mieux que moi

Si c'est ton jeu

Détruis-moi

Rose et moi étions fascinées par les mots incompréhensibles et malsains ; le double corps de la chanteuse ; les froissures de sons emmêlés et rageurs. Si Ailleurs c'est ici était notre chanson, Détruis-moi était notre non-sens : notre fascination. Comment pouvait-on détruire ce qui était son double – ce qui était soi? Comment pouvait-on détruire ce que l'on aimait?

Nous ne comprenions pas.

La chanson passait en boucle. Nous la reprenions en choeur. Nous reprenions en choeur des paroles que nous ne comprenions pas. Et que nous adorions. Parce que nous savions : nous n'éprouverions jamais ça. Les mots de Eths étaient de haine. Nous nous n'étions qu'amour. La main de Rose qui dépassait des couvertures était amour. Le crucifix qui se baladait, pendu au rétroviseur était amour – je ne croyais pas en Dieu, mais j'aimais le message : Dieu était amour. Nous étions amour. Nous étions semblables à Dieu. L'Immaculée Rose jouissait du soleil telle une sainte ; moi j'étais la fervente : celle qui croyait de tout son coeur ; croyait en l'amour ; croyait en l'éternité des sentiments ; croyait en nous ; croyait en Rose. Rose était ma dévotion. Rose était ma vie.

Les jambes étendues sur le tableau de bord, affalée dans le siège, la tête en arrière elle profitait du soleil. Léger sourire. Les gens autour de nous, dans les ralentissements contemplaient sa beauté : les enfants collaient le nez à la vitre, ouvraient la bouche et restaient là. Inconsciente elle jouissait. Le soleil. Sa tête murmurait, devait murmurer, murmurait certainement

Comment ai-je pu me passer du soleil

Tout son corps en émoi sous la chaleur douce, sa tête en arrière dans un mouvement d'extase, son regard dissimulé sous les lunettes de soleil me disaient l'identique : elle regrettait de vivre la nuit. Rien que dans cet instant-là elle regrettait, vraiment ; de tout son corps ; de toute son âme ; de tout son être. Elle regrettait pour de vrai. Ma fierté de lui faire découvrir ça, ma fierté était absolue.

Ce jour-là fut empreint d'un soleil comme j'en vis peu : entier et supportable. Infernal et sublime. Un soleil pour Rose. Un demi-soleil eût été déception : elle n'eût goûté à rien . Il lui fallait le soleil entier. Il lui fallait l'univers entier. L'univers entier était pour elle. L'univers entier était elle.

Et la voix de Candice vociférait, langoureusement

Elle, quelquefois, aurait voulu être elle

Quelques joies pour quelques peines


Nous nous arrêtâmes sur une aire d'autoroute. Elle sortit le freesbee. Je haussai les sourcils : de ma vie je ne l'avais jamais vue toucher au freesbee.

(Peut-être à minuit, bourrée à bloc)

Elle rigola et le lança. Je l'attrapai de justesse. Elle n'avait jamais été aussi belle : les cheveux ramenés en queue de cheval, les lunettes noires de traviole, T-shirt moulant et baggy dégueulasse – sans oublier les baskets récupérées à l'Armée du Salut. Un vrai miracle.

(Je songeai que nos vies sont multiples : une vie privée ; une voire deux vies professionnelles ; une vie intime. Que la vie professionnelle nourrit la vie privée qui nourrit la vie intime. Et que le jour où il n'y a plus de vie intime, eh bien nous sommes morts. Rose était ma vie intime : celle qui emplissait la moindre de mes pensées, de mes sentiments et qui, par conséquent conditionnait tout le reste.)

Je lui renvoyai le freesbee. Elle fit un bond. L'espace d'un instant j'entrevoyai sa taille – rien n'est plus érotique que le dévoilement soudain d'un corps vêtu. J'eus envie de la serrer entre mes mains, de l'allonger dans l'herbe et de profiter, oui, profiter de l'idée, me nourrir de l'idée, me saouler de l'idée : ce corps était à moi.

Elle se cassa la figure et rit. Je souris. Je m'allongeai à côté d'elle. Mes yeux tombèrent sur une vision. Je montrai du doigt. Elle devint grave.

C'est Ostende

J'acquiesçai, doucement. Elle pencha la tête sur le côté.

Ainsi c'est ça, Ostende