dimanche 15 mars 2009

I.


La vie fit qu'elle s'appelait Rose et que je m'appelais Jusquiame. Je n'ai jamais compris le pourquoi de ce prénom. Ça ne lui allait pas ; elle était blanche comme les lys et ses cheveux, vermeil ; sa bouche d'un rouge sang ; ses vêtements d'un noir de jais et ses yeux, aussi bleu nuit que peut l'être la nuit.
Elle était belle et vivante. Je ne peux croire qu'un corps et qu'une âme fussent à ce point possédés de vie : toujours une poussée, un bourgeonnement constant qui ne cessait de s'épanouir et tendre vers le Ciel.
Le plus grand était ses yeux qui, dès qu'ils me happaient ne me lâchaient plus ; restaient écarquillés ; et resplendissaient. Ce n'était pas moi. C'était elle. Je perdais mon regard dans le sien et elle explosait.

Elle s'allongeait entre les dunes et restait là, ses cheveux démentiels démontés par le vent – à sans cesse tourbillonner puis, brusquement s'abattre sur son visage. Je le délivrais, rabattais une à une les longues mèches et je l'embrassais.
Il est inutile de raconter notre rencontre. C'est une rencontre qui se fit comme tant d'autres, au milieu de gens, lien à lien et branche à branche, pour finir par nous croiser, nous embrancher nous-mêmes. Le crucial n'est pas là. Le crucial est dans la façon dont nous nous embranchâmes : tout de suite un ineffable besoin, la sensation de mourir quand l'autre n'était pas là – la drogue absolue, celle de toucher le corps, de pénétrer l'âme et de plonger, se constituer prisonnière du regard. Les doigts qui bruissent et tremblent et, le visage qui quand on le touche du bout des doigts tremble à son tour et fond.
C'est avec Rose que j'ai appris ce qu'était le désir.

Nos deux vies étaient d'une radicale différence.
Elle était un papillon de nuit. Les femmes s'emprisonnaient dans ses bras qui repartaient aussitôt. Elle butinait l'alcool et la musique et les heures impossibles avec délectation ; et elle rentrait les yeux gonflés, aux trois quarts sourde, un sourire sur son visage.
Je passais mes journées dans une gigantesque bibliothèque où personne ne venait jamais à archiver, déchiffrer, bouquiner. Je caressais les mots et je m'envolais. C'était un rêve. J'eusse aimé me gorger de mots pour toujours.
Je rentrais en milieu d'après-midi. Elle se réveillait. Je m'asseyais au bord du lit et j'attendais. Elle ouvrait d'un coup les yeux, le regard hagard et demandait si je l'aimais.
Je répondais oui. Elle m'attirait dans ses bras et nous restions là. Je crois qu'elle pleurait – sujette au cauchemars récurrents ; abonnée pour l'éternité. Je la berçais. Ses yeux se refermaient – puis elle finissait par se réveiller, pour de vrai et me demandait pourquoi elle était dans mes bras. Je lui parlais des cauchemars. Elle secouait la tête et fronçait les sourcils. Elle ne se rappelait rien.
Il se passait des heures où nous ne faisions pas grand-chose , où moi je m'oubliais dans un livre et elle se plantait devant la télé. Nous parlions à peine. C'est pour ça qu'aujourd'hui j'ai encore le souvenir de son corps, de son sourire et de son regard, du moins quand tout accepte de ressurgir ; mais que j'ai oublié sa voix, depuis longtemps.
Elle arrêtait de temps à autre de s'envoler dans l'écran, et posait ses yeux sur moi. Je levais la tête. Je lui souriais. Elle restait grave – puis fondait ; s'approchait peu à peu et finissait par s'évaporer sur mon ventre. Et quand elle disparaissait de la sorte, je fermais les yeux et le monde devenait blanc.


Nous errions corps contre corps le long des plages d'Ostende. Ostende avait cette particularité absolue d'être laide ; mais qu'il suffisait de fermer les yeux et d'ouvrir les narines et les oreilles et les mains et alors tout apparaissait, l'odeur anis de la mer, son murmure sanguin, le vent aux ondulations blanches de sel. Les odeurs d'Ostende. Quelques-unes rébarbatives (sperme, déjections, pierre sèche) ; mais la plupart extasy, sable vieil or et ciel écarlate et horizons pourpre et présent, moi, ici, maintenant, rouge sang, le rouge des lèvres de Rose – la couleur pure. Ces quelques instants-là je ne les aurais vécus qu'au gré des odeurs.
Nous errions longtemps. Nous errions le long du tram qui longeait la côte belge ; nous songions à ce tram qui un jour pourrait nous emmener loin d'Ostende, quand nous n'en pourrions plus, quand nous sentirions que notre amour serait trop grand pour se déployer dans un seul lieu – quand ses racines ici auraient pris tant d'ampleur que nous ne pourrions que fuir, échapper à l'étouffement. Nous errions jusqu'à pressentir que nous étions sur le point d'aller trop loin, commettrions un acte prématuré, pour lequel nous n'étions pas prêtes : sortir d'Ostende.
Je n'étais pas née à Ostende et je savais à quel point le monde hors d'Ostende était trop dangereux et trop instable pour qu'on l'affrontât sans y être prêt.
Elle était née à Ostende et ne savait pas ça. Frêle ; encore innocente.
Raison de plus.
Je lui prenais la main et je l'attirais à moi. Restait pourtant longtemps fascinée, les yeux grands ouverts, le corps et l'âme tendus vers l'hors-Ostende. J'insistais. Le moment venait où je savais qu'elle allait craquer – alors à ce moment-là, je l'emprisonnais dans mes bras, son visage entre mes mains, et je l'embrassais, de toutes mes forces, à prier pour qu'elle oubliât. Et ça marchait : elle finissait par oublier. Elle se déshabillait, envoyait valser ses vêtements n'importe où et se jetait dans la mer. Et son corps était une maigre chose blanche qui apparaissait parfois sous la surface trouble ; une maigre chose blanche que je contemplais, évaporée d'amour et de désir, le corps comprimé.
Il y avait le moment où elle sortait sa tête de l'eau et me regardait, l'air un peu inquiet
Tu ne te baignes pas
Je secouais la tête. Je ne m'étais plus baignée depuis mon arrivée à Ostende. Elle me lançait un regard aux échos tristes ; puis replongeait. Elle restait dans l'eau des heures. Je m'étonne qu'elle n'y ait pas fondu.

La plage d'Ostende était insoutenable. Été comme hiver elle était insoutenable. C'était là que rêgnaient les couleurs ; là que la vie poussait, s'épanouissait : sa déflagration. Un instant de lumière, tout devenait aveugle, tout était révélé en son essence même et nous saisissions que nous étions les seules à avoir le droit d'y être initiées ; puis plus rien. Ostende redevenait l'Ostende qu'on connaît : laide et barricadée, enclos et forteresse ; sable incolore.
Elle s'asseyait sur le sable, prenait une poignée et laissait glisser de ses poings crispés, émerveillés du polychrome et de la douceur. Petite fille. Je m'asseyais à côté d'elle et j'arrangeais ses cheveux, décoiffés, quelques mèches lui avaient recouvert les yeux ; elle sourcils froncés ne remarquait rien, absorbée par sa poignée. Jusqu'à ce qu'elle levât des yeux pleins d'une tristesse qu'elle eût voulu dissimuler ; elle lâchait sa poignée et dessinait du doigt ; puis effaçait, distraite. Je n'ai jamais su ce qui la tourmentait. Je ne faisais alors que la prendre dans mes bras, poser ma tête contre son épaule et lui assurer que je l'aimerais toujours. Elle secouait la tête
On ne peut pas être sûr d'aimer toujours
Et mon coeur se brisait mais je n'affectais rien, je ne faisais rien d'autre que la serrer davantage dans mes bras et lui affirmer que moi, c'était moi, que je n'étais pas on et que moi je savais qu'il n'en serait pas autrement, que moi je savais que je l'aimerais toujours. Elle souriait. Elle ne me croyait pas.
J'abandonnais et je l'embrassais, je n'ai jamais fait que l'embrasser, je l'embrassais jusqu'à ce que nos corps s'emmêlent et que les couleurs et les odeurs deviennent floues. Et je l'embrassais encore et encore. La plage d'Ostende ne doit avoir retenu que ces arômes-là de nous : nos salives emmêlées, nos lèvres mordillées et nos mains et nos corps qui se cherchaient, à s'assurer qu'ils existaient pour de vrai et que rien, jamais rien ne viendrait briser cette réalité-là.

Ces instants furent rares. Nous avions deux vies par trop différentes pour parvenir à nous retrouver réellement ; nous ne nous voyions que quelques heures par jour ; davantage était miracle. Le reste du jour je n'étais pas malheureuse : je rêvais à elle ; je ne rêvais que de l'instant où je la retrouverais, je rentrerais à la maison, à ce moment-là elle ouvrirait les yeux et me demanderait si je l'aimais, je répondrais oui, alors elle se rendormirait et je lui lisserais les cheveux, puis elle se réveillerait pour de vrai et m'attirerait contre elle. Et mon corps à moi se disloquerait et il n'apparaîtrait plus que le sien, mon corps absorbé par le sien et elle fermerait les yeux et je fermerais les yeux et ce serait la lumière.
Quand je me réveillerais à mon tour il serait encore trop tôt pour qu'elle fût rentrée, je resterais à contempler le noir et la brume et les légères irisations bleu nuit du ciel en sommeil, à Ostende les nuits n'ont jamais eu de cesse d'être bleu nuit, je regarderais le ciel et alors je songerais que tant de sombre manquait bien d'un peu de Rose.
Et là mon coeur se serrerait.
Et là j'attendrais encore.
Elle rentrerait quand je m'apprêterais à partir, juste le temps de croiser nos regards, le mien encore épris de sommeil, le sien brouillé d'alcool, juste le temps d'un faible sourire et ce serait la déchirure. Je crois qu'elle me manquait, à cet instant-là : la déchirure, la séparation, peut-être que ce serait la dernière fois où je la verrais eh bien non, je m'en irais quand même, persuadée que la dernière fois n'arriverait jamais.
Et chaque jour semblable. Chaque jour passé à jouir d'avance – seule – à l'idée de la retrouver le soir. C'est ainsi semble-t-il que s'est construit ma vie : une succession d'attentes – toujours comblées, certes mais qui une fois comblées laissaient place à des attentes similaires. Je n'ai fait qu'espérer. Tremblant que cet espoir finît par ne jamais être comblé à force d'espérer.

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