dimanche 15 mars 2009

II.

Je l'accompagnai parfois dans son monde, la nuit, lorsque le lendemain nous pouvions dormir ensemble. Ces instants furent presque pour moi des joies ; bien qu'elle me prévînt : ça n'avait rien à voir avec ce que je pouvais connaître de la vie.

Ostende by night. C'était étrange, en effet. Autant la journée, vague station balnéaire qui devenait particules de Rose quand la quintessence ; mais la nuit : ce n'était plus Rose ; Ostende by night nous échappait.

Ostende est une ville de pavés. Pour nous rendre jusqu'au lieu où elle travaillait, nos pas claquèrent dur. J'entends encore mon coeur cogner et ma tête brinquebaler, se creuser : pourquoi je viens. L'impression de pénétrer dans un lieu auquel je n'eusse jamais dû accéder.

Complaintes d'Ostende by night. Oraisons. Dégradés atmosphériques. Je me surpris à ressentir à pleine puissance le parfum de Rose, m'en gorger : me donner du courage.

J'allais enfin savoir.

Enseignes au néon et lumière artificielle : plein coeur de la ville. L'été. Elle portait une douce robe et je voyais ses épaules et j'eusse voulu poser mes mains sur ses épaules, signifier au reste du monde c'est à moi ; mais je n'osai pas la toucher. Elle me lança un regard bienveillant et sourit : ses pensées étaient claires, elle était là pour me protéger, elle me défendrait jusqu'au bout, personne ne me ferait jamais de mal.

Son maquillage la dissimulait. Moi qui savais son vrai visage je ne l'eusse plus reconnue, s'il n'y avait eu ses yeux, et son sourire, tout ce qui émanait d'elle : il n'y en avait qu'une comme ça.

Ostende by night nous échappait mais ça n'empêchait pas Rose d'émaner davantage, c'était ça le paradoxe : Ostende n'était plus, elle existait d'autant plus fort.

Je n'osai pas même lui tenir la main – son corps était une aura dans le néant, une entité qui me guidait dans ce néant ; la nuit dans son monde il ne m'appartenait plus ; je n'avais plus droit que de le contempler.

La seule chose dans Ostende by night avec laquelle j'étais en osmose était son âme. Je ne la regardai même pas dans les yeux ; je savais qu'elle pensait pareil que moi.


Quelqu'un la hêla. Elle se retourna. Sourit.

Fit les présentations. Je rougis. Je me sentis mal. Ce n'était pas mon monde.

Et en plus, la façon dont elles se lorgnaient, je n'étais pas dupe, elles avaient très certainement couché ensemble.

D'autres se pointèrent. À chaque fois regard joyeux. Regard stupéfait, aussi, devant ma carrure d'intellectuelle. Regard envieux. Regard vide : certaines étaient déjà bourrées.

On me prit par le bras et l'on m'envoya valser dans un univers qui me sidéra à n'en plus finir et qu'aussitôt j'adorai de tout mon être.

C'était la boîte gay et lesbienne d'Ostende. On y croisait tout ce qui d'habitude n'osait pas sortir de chez soi : les efféminés qui plaisaient même aux lesbiennes, les lesbiennes qui plaisaient même aux efféminés, les transexuels et les hermaphrodites. Tout ce monde vivait sur lui-même, joyeux et oublieux du reste. Quel contraste avec ma vie morne à la bibliothèque! Je respirai. Grâce à Rose je respirai.

Plonger dans son monde l'avait complètement changée. Elle jetait des regard illuminés à droite à gauche et piaillait, un verre d'alcool à la main, qu'elle descendait à une vitesse prodigieuse. Chez nous on ne buvait jamais. On ne piaillait pas non plus. Ce n'était que silence et quintessence.

Je n'ai jamais tout à fait su en quoi consistait son travail. Je savais qu'elle se produisait. Elle avait une voix merveilleuse. Elle dansait. Mais je ne la vis jamais. Je n'eus de son univers que ces visions : un verre à la main, une voix cassée et suraiguë – cigarette –, des rires en cascade et un tourbillon. Le maquillage dégoulinant. Et moi assise dans un coin, à me demander pourquoi elle m'avait emmenée.

La réponse venait d'elle-même : parce que ce lieu la terrifiait. Parce qu'elle avait besoin de moi. La terrifiait malgré son engouement, sa joie ; apparents : la vérité était celle-ci, elle n'était au milieu de tout cela qu'une petite fille hypnotisée par le vide, à se demander s'il lui fallait sauter ou s'écarter de la falaise ; une petite fille qui tournait les yeux de tous côtés pour trouver sa mère et lui demander son avis. La mère c'était moi. Et quand je n'étais pas là, elle n'avait qu'un choix, autant dire aucun : sauver les apparences. Alors que son coeur était en proie au malaise le plus profond.

Je la sauvais. Ce qui ne l'empêcha pas de ne pas me remarquer et de tourbillonner toute la soirée sans venir me voir. Je haussai les épaules : ma présence lui suffisait. Nous n'avions pas besoin de nous parler.

    • C'est ta copine?

À la greluche à demi bourrée qui lui balança cela, Rose eut un drôle de sourire. Sans doute la trouvait-elle ridicule. Elle hocha la tête. Mon coeur s'emballa. Elle ne m'avait pas oubliée.

Ladite greluche me regarda de haut en bas. S'esclaffa. Rose haussa les sourcils ; puis les épaules ; et se remit à rire.

Ce n'était pas mon monde. Ce ne le fut jamais. Mais je voulais faire plaisir à Rose : je restai. Et j'appréciai.

Moi lesbienne, la beauté qui rythma ma vie fut toujours les femmes. Les hommes n'ont jamais eu aucune place. Sauf dans cet univers-là où les hommes n'avaient des hommes que le sexe ; où les lesbiennes étaient bien plus masculines. Autrement dit, je fus pétrifiée par la beauté des drag-queens. Oui, vraiment, monde étrange que celui de Rose ; où des hommes plus femmes qu'hommes avaient leur place.

Je restai longtemps le nez en l'air, à les contempler. Les filles – si filles par leur facilité à cracher du venin – ricanèrent. Je m'en fichai. J'étais bien. C'était l'univers de Rose. C'était son univers et je l'aimais.


Le coeur de la vieille ville. Nous n'avions pas l'habitude d'y graviter : elle trop éprise de nuit, moi trop prise de travail ; nos yeux s'étaient deshabitués à voir les beautés extérieures. Le coeur de la vieille ville n'était pas notre monde. Juste un lieu de passage où nous arrivions à nous perdre ; rarissimement.

Main dans la main nous examinions avec curiosité les alentours. C'était ça, le monde. Des gamins qui couraient ; des femmes hétéros, avec des landaux ; des hommes, des vrais, à tenir la main des femmes hétéros. Nos étions encore protégées ; ce monde appartenait à Ostende ; il était création de Rose et ne nous ferait jamais de mal.

Les gens ne nous remarquaient pas. Nous nous asseyions à la terrasse d'un café quelconque et nous demandions un thé à l'orange ou la vanille. C'était un temps doux ; une petite brise. Nous nous pressions la main sous la table. Nous regardions Ostende.

J'entendais son coeur battre dans sa poitrine et ses pensées bruisser. Elle écoutait. Léger sourire. Serrait ma main, le regard vague. Puis fermait les yeux et buvait son thé à l'écorce d'orange – on fermait les yeux les larmes venaient, les orangeraies d'Espagne

Je lui caressais doucement les cheveux. Je la contemplais, elle le regard concentré sur le breuvage. Elle était belle. Si belle. Petite musique. Sur sa peau le blafard, et le rose, et le bleu atteignaient le sublime du contraste : variations d'infini, que j'eusse aimé immortaliser pour toujours.

Il me reste une photo de cette époque. C'est une matinée timide comme on en voit peu. Elle est assise à une terrasse de café, une énième terrasse de café. Elle regarde l'objectif et a un sourire ; mais on la sent loin.Son regard est vague, comme à son habitude. Son sourire est flou. Son visage est tendu comme si elle allait pleurer. Si je ne l'avais pas connue d'un bout à l'autre, rien qu'en regardant la photo j'eusse été sûre qu'elle était malheureuse à crever. Mais il n'en était rien.


Le plus improbable à Ostende restait le ciel. Au coeur de la vieille ville il atteignait des paradoxes impénétrables. Veloutés d'argenté, patinés ; endormi dans des draps gris. Presque beau.

L'argenté était la nuance préférée de Rose. Quand il y avait de l'argenté elle ouvrait grand ses yeux et grand sa bouche et elle restait sans voix. Une enfant devant le stand de barbapapa – barbapapa de fils d'argent.

Quand le ciel était à son point le plus démentiel dans la gradation de l'argenté elle n'existait plus. C'est à ce moment-là que j'ai dû prendre la photo. À l'instant précis où subsistait un dernier écho d'elle – avant qu'elle ne disparût. Cette photo je la garde précieusement. C'est le symbole de toute ma vie. Considérer l'infini et s'extasier devant le coeur du beau ; avant de, oui, disparaître à jamais. Pour un peu je pourrais penser, jouer avec les mots, que non contente d'être au coeur de la ville à contempler le coeur du beau, elle y dévoile en plus le coeur de son âme : une enfant, comme dans la nuit, perdue devant l'immensité.


Regarde – et elle tendait la main et elle montrait du doigt et son regard était grave. Son regard dans le mien. Je tombais d'extase.

(Un seul regard d'elle et je disparaissais)

Le plus souvent ce n'était rien, un détail ou un alliage de couleurs, ou une nuance drôlatique. Alors je regardais. Je ne voyais pas ce qu'elle voyait mais je regardais. Je m'extasiais. Pas pour le détail mais pour elle. Elle était l'Infante. Ses yeux explosaient. Son visage était le sien seul. Elle vivait. Elle était. À l'instant où nous disparaissions elle était, encore plus fort que lorsque nous existions.

Après elle s'assombrissait. L'extase était un état aussi périssable que le bonheur, telle inexistence : une fois passée on n'en garde que traces. Elle s'assombrissait et elle regardait loin. Là-bas pensait-elle qu'il y avait l'existence. Là-bas s'accomplir. Hors d'Ostende.

2 commentaires:

  1. Magnifique...sublime de poésie et de délicatesse...j'ai été littéralement happée par ce récit...

    Lara

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  2. Merci beaucoup. beaucoup. beaucoup. :)

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