vendredi 20 mars 2009

II. [suite]

Écume était ma meilleure amie mais je ne la voyais qu'à peine. Je n'avais pas besoin de la voir : je la croisais au hasard et c'était l'extase. Avec elle je parlais. Souvent c'était à la bibliothèque.

Rose savait son existence mais ne l'avait jamais rencontrée – n'avait jamais voulu, vraiment, la rencontrer. Ce qui se passait en-dehors de nous elle s'en fichait.

Je confiais à Écume mes inquiétudes diverses sur Rose.

Ma peur de la voir disparaître. L'odeur des hommes. Le manque d'elle.

Le vide sans elle. La mélasse qui m'engluait quand elle n'était pas là. L'impression continuelle de me battre pour rien ; que si elle n'avait pas été là, ma vie se fût réduite à un néant.

Écume m'écoutait en silence. Hochait la tête en silence. Fronçait aussi les sourcils, en silence – rarement. Et un seul de ces signes suffisait pour que je comprenne si j'avais bien agi ou au contraire, si ç'avait été regrettable de ma part.

Mais elle me rassurait : ma relation avec Rose était la relation idéale – celle où tout s'accorde et où la quintessence célèbre chaque instant.

Écume je ne la prenais jamais dans mes bras. Je n'en avais pas besoin. Le lien qui nous unissait était cérébral – à peine besoin de savoir ce qui se passait dans la vie de l'autre : juste la présence pour elle – que quelqu'un remarquât bien qu'elle existât –, et une tombe à confidences pour moi.

Puis, quand j'avais fini de me confier, elle disparaissait, et je n'étais jamais sûre de la voir réapparaître un jour.

Écume avait les yeux gris et les cheveux châtain et était si pâle qu'on eût presque cru qu'en posant la main sur sa joue on traverserait tout son visage.

Cette fois-ci ce fut sur hors-d'Ostende.

Je lui confiai mes inquiétudes. Rose rêvassait trop à là-bas. Rose voulait s'échapper d'ici. Rose voulait notre mort. Je laissai échapper quelques larmes.

Écume hocha doucement la tête. Je ne le vis pas mais ses yeux s'assombrirent. Elle allait me dire ce qui se révéla crucial.

Pour la première fois sa main se posa sur mon épaule. Je relevai le regard. Plus aucun mot ne pouvait sortir.

(Son contact était aussi insignifiant que celui de la mouche quand elle entreprend de dévorer l'épiderme encore frais.)

Pencha légèrement la tête sur le côté et je me figeai, hypnotisée.

Tu crois vraiment qu'elle veut votre mort

Je ne secouai même pas la tête. Je ne pouvais faire aucun mouvement.

Rose c'est une enfant. Il faut la protéger, c'est sûr. Mais il faut aussi lui faire découvrir le monde. Sinon, quand elle l'aura en face, elle s'écroulera tellement elle aura peur

Mais le monde l'aurait-elle un jour en face, étant donné que je serais toujours là pour la protéger?

Elle secoua la tête. Rose c'est une enfant. Plongea ses yeux dans les miens : je crus me dissiper.

Rose c'est une enfant mais si tu la protèges trop, elle ne grandira jamais et elle étouffera et tu la perdras. Tu la perdras pour toujours. Et à ce moment-là il n'y aura plus de raison de la protéger, plus de raison aucune

Je m'offusquai : mais puisque je ne la perdrais jamais! Puisque je l'aimerais toujours! Toujours!

Si tu crois que ça suffit

Son regard était si empreint de déchirure que je songeai à son prénom. Écume. À la base c'était tout sauf un prénom. C'était un résidu. Les ultimes résidus d'une mer évaporée qu'on saisissait sans le savoir sur la peau et qu'on finissait par retrouver là, asséchés à leur tour, squelettes de rien.

(Je songeai surtout qu'Aphrodite était née de l'écume et que par conséquent en matière d'amour mon Écume à moi était bien plus versée : sa chair, medulla, comprimée par les douleurs de l'enfantement du monstre.)

Je baissai la tête. Tout ce que je cherchais, c'était la protéger. C'était protéger notre amour, sa fragilité, l'immaculée fragilité qui risquait l'embourbement par la seule intrusion d'une présence hostile.

Elle plissa les yeux.

Je regardai mes mains. J'hallucinai comment sans le savoir j'avais vieilli. Ces mains un peu marquées qui se poseraient autour du corps de Rose et lieraient son âme à la mienne. Et rien ne nous séparerait jamais.

Puisque tu en es si sûre prouve-le

L'orgueil qui couvait en moi remua, joliesse des tentacules arrondies et pleines d'air

Puisque tu en es si sûre prouve-le

Air de défi, une musique insoutenable plana quelques instants et passa, on n'aura bientôt plus le temps, on n'aura bientôt plus le temps


Écume disparut. Je retournai à mon travail. En moi les tentacules sourdes et pleine d'air de l'orgueil, gonflaient gonflaient jusqu'à sembler vouloir éclater. Elle m'avait mise au défi : je ne pouvais pas ne pas le relever.

Les lignes dansaient devant mes yeux

On n'aura bientôt plus le temps

et formaient une main qui me désignait du doigt

Puisque tu en es si sûre

Je tournai la tête, à gauche et à droite. Mes oreilles étaient pleines de voix. Mais rien. Écume était partie, pour de vrai : elles étaient dans mon crâne les voix.

J'abandonnai mon livre. Faire un tour. Mon crâne était entravé de piques.

Les rues du centre-Ostende sentaient l'embrun, ce même embrun qui plusieurs fois avait balayé nos corps – accès démentiel du vent, nocturne. Une pluie fine traversa la rue, pluie d'embruns je frissonnai : j'avais oublié mon gilet.

Ostende n'était pas descriptible. L'essence même de ses rues (leur aspect leur sentiment le goût du goudron) n'était pas descriptible. On ne pouvait que devenir tourbillon transpercé par l'embrun – mêler sa sueur aux rues et rien d'autre.

L'identité est un carcan. On vous donne un prénom, un nom, un lieu de naissance, un sexe et une date. Totalement dans l'impuissance vous vous devez de sourire et de dire merci, sachant qu'à jamais vous serez déterminé par vos matricules.

Sauf si vous refusez et disparaissez. Sauf si vous arrachez votre identité et devenez autre : non, je ne m'appelais pas Jusquiame et je n'étais pas née à Ostende – seulement si on prenait en compte l'Avant. Si l'on oubliait l'Avant, si c'était l'Avant lui seul qui avait disparu, alors tout changeait : oui, mon prénom était Jusquiame. Et oui, j'étais née à Ostende. Ostende mon sang coulait dans ses veines. Je ne pouvais pas être née autrepart.

Un autre envol d'embruns me transperça. Je respirai. Spectre salé, adouci, nostalgique qui me ramena des années en arrière. La première fois où je m'étais perdue à Ostende. C'était la même rue (mais toutes les rues d'Ostende se ressemblent) et je me demandais ce que je fichais là. Pourquoi je ne rentrais pas chez moi. Les larmes coulaient, coulaient et je restais là, en pleine nuit, à me demander. Les yeux sur le vide de ma vie. Et il était passé une nuée d'embruns. Et j'avais fermé les yeux et j'avais respiré. Et cela m'avait emmenée encore plus loin, là où l'obscène. Et j'avais secoué la tête et rouvert les yeux. J'avais cessé de pleurer. Et je m'étais dit que pour faire ainsi cesser de pleurer, Ostende n'était pas comme le reste du monde. Le reste du monde on arrive on pleure, on repart on pleure. À Ostende on s'arrête de pleurer. Je trouvai ça digne d'intérêt.

Je m'étais arrêté dans un café au hasard et j'avais mesuré la douceur des gaufres et du thé à l'orange, semblables à nulle autre gaufre, nul autre thé ; empreinte indélébile d'Ostende sur tout ce qui y échouait. Même des regards vagues sur une carte postale. On déboulait là sans savoir ; on restait toute la vie sans savoir ; mais on ne rentrait jamais.

Je m'étais ainsi engluée dans la toile d'araîgnée qui me ferait renaître. Puis j'étais sortie dans la rue et j'étais tombée amoureuse de Rose.

C'était des années auparavant. Je mesurai le chemin parcouru – dans une enclave. Une enclave. Ostende était une enclave et nous n'avions fait que tourner en rond. Toujours les mêmes histoires. Le même cycle. La même vie. Naissance croissance décrépitude mort. Notre amour en viendrait-il, telle une spirale, à s'étioler sous l'effet perpétuel du retour sur nous-même? J'écarquillai les yeux.

La lassitude. Voilà pourquoi je sentais, parfois, Rose si lointaine. Elle s'ennuyait. Elle voulait juste se divertir. Voir à quoi ressemblait Ostende du dehors. Je me rassurai un peu : quand elle aurait vu ce que ça valait, elle rentrerait à la maison en courant. Elle comprendrait pourquoi je lui interdisais de sortir. Après tout c'était une enfant, Écume avait raison : il fallait qu'elle apprît. Quitte à se faire mal. Le problème était : je n'ai jamais aimé être sadique. Mon coeur se serra un peu. Mais, pensai-je (et je fus étonnée de réaliser à quel point le timbre de voix d'Écume et le mien étaient proches), ce serait pour son bien. Lui faire du mal serait pour son bien.

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