vendredi 20 mars 2009

IV.

Une des filles de la boîte nous prêta la voiture. J'avais le permis ; je ne m'en servais plus depuis longtemps.

(L'idéal eût été : j'avais tout oublié. Ainsi j'eusse fait mine de prendre le volant, de tourner à droite et de nous crasher contre le premier mur. Et ainsi, oui, belle mort : mortes ensemble. Mais ces choses-là ne s'oublient pas.)

Elle n'avait pas le permis ; elle n'en avait pas besoin. À quoi cela eût-il servi? Elle ne serait, de toute façon jamais sortie d'Ostende – sortie sans moi. Moi qui avais le permis.

Elle hésita longtemps entre quoi choisir. Ferait-il beau là-bas? Comment seraient les gens? Y aurait-il même des gens? La robe blanche ou le pull bleu nuit? Elle opta pour la robe.

Nous avions toutes les deux pris des vacances. Je me réjouissais : depuis tant de temps, nous n'avions jamais passé que quelques après-midis réellement ensemble.

(Mais comment diantre avions-nous fait pour nous trouver?)

Le sarcasme était : nous ne ferions, pour de vrai qu'une hors d'Ostende. C'était réalité à laquelle, sur le coup je songeai, mais avec le sourire : les prédictions ne marchent que si on y pense – si on est obnubilé par. Je secouai la tête.

Rose rangea la maison en douceur ; la dorloter. Presque une douleur dans les mains lorsqu'elle les passa sur les meubles : quel regard y porterait-elle quand elle reviendrait? Serait-il nouveau? inchangé?

Je sentais la peur percer parfois. L'excitation aussi : elle allait enfin découvrir l'hors-Ostende ; elle allait enfin goûter à autre chose. Elle allait enfin respirer un autre air ; d'autres particules que celles des morts. Enfin elle allait vivre ; vivre autre chose.

La veille du départ elle souffla. Regarda le plafond. Les fissures. Happa ma main. La faim au ventre. Tissus sans chaleur : terrorisée.

Le matin du départ elle prit son petit déjeuner dans la cuisine, les yeux mangés de fatigue : voilà des années qu'elle ne s'était pas levée à sept heures du matin. Je ne la plaignis pas : vivre de nuit était de toute façon formidable ; qu'on se couchât à sept ou se levât à trois. Elle était juste un peu décalée ; tellement possédée de nuit que, s'en passer une fois, catastrophe : hypertrophie pulmonaire.

Par-delà la fenêtre elle contempla le ciel : un ciel rose, timide et ombré ; le genre de ciel qui ne s'efface qu'à sept heures du matin. Écarquilla le regard : son dernier ciel avant l'hors-Ostende.

Se tourna vers moi, me contempla et sourit

On y va

J'acquiesçai. Je portai la valise dans le coffre. Jetai un oeil sur elle : elle s'était calfeutrée sur le siège, enfouie dans une couverture ; les yeux avalés par des lunettes de soleil. Un sourire vague aux commissures. Une sainte en lunettes noires.

Elle ne verrait rien de la route. Qu'importait. Elle ouvrirait les yeux sur un nouveau monde, et elle verrait Ostende de loin, et elle serait contente. Et après on rentrerait.


Mets Eths

Elle s'était réveillée peu après le départ. Je glissai le cd dans l'autoradio. C'était en effet l'époque Eths, l'apparente insensibilité de la chanteuse, schizophrénie ambiante

Tu n'es pas mieux que moi

Qui suis toi

Tu ne t'aimes pas

Tu n'es pas mieux que moi

Si c'est ton jeu

Détruis-moi

Rose et moi étions fascinées par les mots incompréhensibles et malsains ; le double corps de la chanteuse ; les froissures de sons emmêlés et rageurs. Si Ailleurs c'est ici était notre chanson, Détruis-moi était notre non-sens : notre fascination. Comment pouvait-on détruire ce qui était son double – ce qui était soi? Comment pouvait-on détruire ce que l'on aimait?

Nous ne comprenions pas.

La chanson passait en boucle. Nous la reprenions en choeur. Nous reprenions en choeur des paroles que nous ne comprenions pas. Et que nous adorions. Parce que nous savions : nous n'éprouverions jamais ça. Les mots de Eths étaient de haine. Nous nous n'étions qu'amour. La main de Rose qui dépassait des couvertures était amour. Le crucifix qui se baladait, pendu au rétroviseur était amour – je ne croyais pas en Dieu, mais j'aimais le message : Dieu était amour. Nous étions amour. Nous étions semblables à Dieu. L'Immaculée Rose jouissait du soleil telle une sainte ; moi j'étais la fervente : celle qui croyait de tout son coeur ; croyait en l'amour ; croyait en l'éternité des sentiments ; croyait en nous ; croyait en Rose. Rose était ma dévotion. Rose était ma vie.

Les jambes étendues sur le tableau de bord, affalée dans le siège, la tête en arrière elle profitait du soleil. Léger sourire. Les gens autour de nous, dans les ralentissements contemplaient sa beauté : les enfants collaient le nez à la vitre, ouvraient la bouche et restaient là. Inconsciente elle jouissait. Le soleil. Sa tête murmurait, devait murmurer, murmurait certainement

Comment ai-je pu me passer du soleil

Tout son corps en émoi sous la chaleur douce, sa tête en arrière dans un mouvement d'extase, son regard dissimulé sous les lunettes de soleil me disaient l'identique : elle regrettait de vivre la nuit. Rien que dans cet instant-là elle regrettait, vraiment ; de tout son corps ; de toute son âme ; de tout son être. Elle regrettait pour de vrai. Ma fierté de lui faire découvrir ça, ma fierté était absolue.

Ce jour-là fut empreint d'un soleil comme j'en vis peu : entier et supportable. Infernal et sublime. Un soleil pour Rose. Un demi-soleil eût été déception : elle n'eût goûté à rien . Il lui fallait le soleil entier. Il lui fallait l'univers entier. L'univers entier était pour elle. L'univers entier était elle.

Et la voix de Candice vociférait, langoureusement

Elle, quelquefois, aurait voulu être elle

Quelques joies pour quelques peines


Nous nous arrêtâmes sur une aire d'autoroute. Elle sortit le freesbee. Je haussai les sourcils : de ma vie je ne l'avais jamais vue toucher au freesbee.

(Peut-être à minuit, bourrée à bloc)

Elle rigola et le lança. Je l'attrapai de justesse. Elle n'avait jamais été aussi belle : les cheveux ramenés en queue de cheval, les lunettes noires de traviole, T-shirt moulant et baggy dégueulasse – sans oublier les baskets récupérées à l'Armée du Salut. Un vrai miracle.

(Je songeai que nos vies sont multiples : une vie privée ; une voire deux vies professionnelles ; une vie intime. Que la vie professionnelle nourrit la vie privée qui nourrit la vie intime. Et que le jour où il n'y a plus de vie intime, eh bien nous sommes morts. Rose était ma vie intime : celle qui emplissait la moindre de mes pensées, de mes sentiments et qui, par conséquent conditionnait tout le reste.)

Je lui renvoyai le freesbee. Elle fit un bond. L'espace d'un instant j'entrevoyai sa taille – rien n'est plus érotique que le dévoilement soudain d'un corps vêtu. J'eus envie de la serrer entre mes mains, de l'allonger dans l'herbe et de profiter, oui, profiter de l'idée, me nourrir de l'idée, me saouler de l'idée : ce corps était à moi.

Elle se cassa la figure et rit. Je souris. Je m'allongeai à côté d'elle. Mes yeux tombèrent sur une vision. Je montrai du doigt. Elle devint grave.

C'est Ostende

J'acquiesçai, doucement. Elle pencha la tête sur le côté.

Ainsi c'est ça, Ostende

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