vendredi 20 mars 2009

VI.

J'ai tué mon corps et il me semble avoir perdu quelque chose – mais quoi? La pensée se dissipe aussi vite qu'elle s'est présentée. Je lève les yeux.

Tout s'est figé. Le salon resplendit. Le parquet semble doux. Les murs sont rosés. Les meubles sont patinés. Les fauteuils semblent dégager encore une chaleur humaine : le tissu garde l'empreinte de deux corps emmêlés. Je m'assieds quelques instants. Tout est simple ; heureux.

La pendule s'est arrêtée dans un laps de temps qui se prolongera à l'indéfini ; pas un bruit. Plus un bruit. Tout s'est figé ; le temps aussi.

Je regarde les autres pièces. La cuisine n'en finit pas de s'étioler dans la luminosité, blanche et bleue ; un parfum que je ne perçois ni ne sens, mais je sais : il est là. Un doux quelque chose qui se prépare : deux assiettes, deux couverts déposés sur la table ; ces assiettes blanches à liseré bleu, petites fleurs bleues qui eussent fait réagir mon corps et lui eussent tiré des larmes, douceur. Pas maintenant. Plus maintenant. Ni larmes ni joie. Je regarde. Juste regarde.

Je ne sens plus rien. Je n'ai plus que les souvenirs ; plus que les souvenirs. La douceur des souvenirs. Tout cela est un souvenir. Pourquoi ce jour? Je secoue la tête : semblable à tous les jours. Ce jour-là : symbole. La quintessence. Faux souvenir. Et vrai souvenir : inspiré des vrais. Page de roman pour l'écrivain...

Par la fenêtre le jardin. Je sors. Plus un souffle. Les arbres se sont figés – pleins à plier. Les ombres rôdent. Soirée d'août. Variations de vert, touches de jaune et de rouge, éclats : la vie.

La roseraie. Des gants laissés là, une cisailleuse. Les roses trémières explosent, exclamations et contrastes, rouge rose et pourpre. Tiges purpurines. Gorgées de sang. Je m'y emmêle. Ombres m'englobent. Plonge mon corps dans la terre.

Je suis si bien.

Je me relève. Mes cheveux eussent dû retenir brindilles et feuilles : rien. Mon corps n'ai laissé aucune trace – quel corps? Mon corps est mort. Je suis immatérielle. Mon âme en errance. Fantôme, moi l'immatérielle, moi qui ne laisserai plus jamais la moindre trace ; moi qui suis la trace de ce qui a vécu. C'est moi qui porte les traces. Mes mains sont couvertes de sang – les aiguilles de pin dans ma peau, dérangées, blasphème à l'immobile


J'atttends. Allongée dans le fauteuil. Les yeux ouverts. Je souris. Rien ne se passe. Je me demande si c'est ça la mort : vivre à l'éternité dans votre plus beau souvenir. L'instant qui a marqué toute votre vie. L'instant qui aurait marqué toute ma vie. Mais si c'est l'instant qui a marqué toute ma vie, où est Rose?

Et je constate : l'instant qui a marqué ma vie ne s'est pas passé dans la maison. Au coeur d'Ostende. L'instant de ma vie au coeur d'Ostende. Il n'y a qu'un coeur à Ostende : le cimetière. Là où les corps retournent à la terre et où les amoureux s'embrassent. Où les couples se scellent. Fin de la vie, début de tout. L'instant de ma vie ne peut qu'être là.

Je jette un dernier regard sur les roses et saute par-delà la grille.

Pense encore retomber lorsque mes pieds se posent sur le sol. M'étonne du sol : donnée réelle quand mes pieds ne le sont plus – suprématie du réel. Alors que tout ça, tout ça n'est qu'un souvenir. Mais les points MIM – ces infinis de points MIM – sont bien réels : c'est les revivre, sans cesse, tous en même temps qui les rendent irréels – irréels et cauchemardesques.

La rue m'apparaît telle qu'elle m'est apparue il y a très longtemps lorsqu'Ostende m'était étrangère et que je ne l'avais pas encore reliée au nom de Rose. À l'époque il y avait des travaux, tout bourdonnait et nous devions nous tenir fort la main pour ne pas shooter dans les amas de cailloux, nous étaler. Les hommes du chantier clignaient des yeux quand ils nous voyaient et sifflaient, mépris ou drague. L'un d'eux m'avait même prise à parti une fois, serré le bras, sourire câlin : j'avais hurlé, Rose avait débarqué et lui avait collé son poing dans la figure. En même temps ça me semble bizarre, c'était en pleine après-midi, elle devait dormir à ce moment-là ; peut-être que je confonds avec un autre souvenir – point MIM de mes deux.

C'était il y a longtemps ; et je me sens rajeunir, moi petite fille alors encore un peu frêle. Nous étions si jeunes, vingt ou vingt-et-un ans peut-être ; je croyais, parce que j'avais tout vu tout savoir de la vie et je dissertais longuement à Rose qui m'écoutait, sage, et inclinait parfois la tête. Nous errions dans les rues – nous n'avons jamais fait qu'errer – jusqu'à une heure si tardive que ses yeux se fermaient tout en marchant. Moi je voulais continuer, Ostende m'était inconnue et je voulais tout savoir, tout savoir d'elle, elle commençait par protester puis se taisait, et je souriais : elle m'aurait tout passé. Les doigts de sa main qui cajolaient ma paume. Nous finissions par nous poser sur la plage, allongées entre les dunes ; elle posait sa tête contre mon épaule et s'endormait. Nous restions là jusqu'à l'aube, c'était l'été, au lever du jour je me déshabillais et plongeais. Et le sel laissait ses marques sur ma peau, éclaircissait mes cheveux, je plongeais et les yeux grands ouverts contemplais les fonds. Mon corps à la surface. Puis je me retournais, planche et me faisais noyer par Rose, qui posait sa tête sur mon ventre et jouait au sous-marin thermo-nucléaire. L'amour dans l'eau nous l'avons fait si souvent, à ces heures-là où il n'y avait personne, cinq, six heures du matin, et c'était comme retourner au ciel originel : un ventre empreint de chaleur où nous serions restées collées, même poche et mêmes veines.

Je me souviens d'un matin sur la plage, moi en tailleur, elle allongée la tête appuyée sur l'une de mes cuisses. Elle dort. Je caresse ses longs cheveux. Si paisible. L'une de ses mains à l'abandon, toute petite, recroquevillée sur le sable. Ses traits apaisés. Je songe que je suis heureuse ; heureuse à la contempler. Ses traits parfaits. Ses petites mains. Sa peau blanche. Sa bouche de cire éclatée. Ses narines impassibles. Sa perfection suprême : la délicatesse de ses formes. Poitrine fleur de cerisier. Hanches nid pour petites filles. C'est à moi. C'est le corps qui m'appartient – d'autant qu'à l'époque elle ne virevolte pas encore : Rose à peine éclose, timide et diurne.

Ce matin-là je me suis dit que mon bonheur était ainsi et que je ne voudrais pour rien au monde en vivre un autre. C'est ce matin-là que j'ai décrété : à cette femme, ma Rose, ce petit bout de femme, je donnerais tout. Jusqu'à mon oxygène. Cette femme serait ma vie. Et le jour où elle ne serait plus là, la vie ne serait plus non plus. On devrait parfois réfléchir aux conséquences de ses serments.

Je me rappelle cet instant et je me demande pourquoi ce n'est pas celui-là, qui a été choisi (cet instant, de petit matin et la lumière d'à présent, crépusculaire). N'est-il pas responsable de mon chaos?

Je passe près de cafés que nous avons peu à peu cessé de fréquenter, manque de temps ; manque de courage pour prendre le temps. Les terrasses sont désertes. Pourtant il fait doux. Chaleur monte de la terre. Comme si tout le monde nous avait précédées, indiqué la marche à suivre ; nous avait dit « cache-toi de la lumière et tu vivras dans les étoiles ». Nous enfermer chez nous et ne nous retrouver qu'au creux de ce chez nous, à l'abri des regards du monde. Et maintenant le monde est désert. Les hommes ont déserté le monde, Rose a déserté le monde avec eux et nous avonc gâché la possibilité de communier avec lui ; tout ça pour ça, vivre dans les étoiles – mais qu'est-ce que ça veut dire, vivre dans les étoiles?

Un jour assises à l'un de ces cafés nous avons bu plein d'alcool et nous avons erré aux alentours complètement bourrées, le nez dans les baraques à frites ou sur nos reflets dans les vitrines à nous extasier sur un je ne savais et ne sais toujours pas quoi ; elle qui redessinait mes sourcils, moi à caresser sa bouche, nous murmurions sans cesse, l'une après l'autre

Nos corps sont collés et ils ne pourront jamais plus se décoller et comme ça nous resterons pour toujours ensemble

Et c'est vraiment ça que nous voulions, rester pour toujours ensemble, nous le murmurions en nous fixant droit dans les yeux – nos yeux embués d'alcool – comme une prière : je comprimais ses mains dans les miennes, je murmurais de plus en plus vite, je sentais l'extase monter. J'étais une fervente. Tandis qu'elle se contentait d'accepter que j'étouffe ses mains et de suivre de sa bouche les mouvements de sa bouche – avant de l'embrasser avec avidité.

Là non plus il n'y a personne. Ce n'est pas cet instant-là. Je quitte les lieux et continue à marcher, ni curieuse ni terrifiée : ces sentiments-là je ne les connaîtrai plus.

Ces rues toutes les mêmes. On s'y perdrait. Nous nous y sommes déjà perdues : instants de douleur exquise où la panique nous prenait, nous errions desaxées pendant des heures avant de nous rendre compte que nous avions frôlé la maison des dizaines de fois. Ce lieu est un lieu de fous : je ne sais qui en a fait le plan, mais il a dû s'amuser. Tout chambouler. Passer un coup de fer, histoire de lisseté. Puis touiller au-dessus une baguette magique pour que les repères disparaissent à chaque fois. Le plus fou finalement, ici, c'est de ne pas se perdre.

À présent je ne me perdrai plus. Les lieux sont figés ; leurs repères aussi. Le souvenir est si ancré qu'il me semble presque apercevoir l'empreinte de mes pas sur le goudron laqué : je n'ai plus qu'à suivre. Mais si le souvenir est si ancré, pourquoi est-ce que je ne me le rappelle pas?

Je ne savais pas qu'on pouvait encore se poser des questions quand on n'a plus de corps et presque plus d'âme. Ça doit être ancré dans le coeur, alors : l'éternelle inquiétude. L'amour n'existe que lorsque la peur de perdre cet amour est ancrée ; lorsqu'on constate que la mort rêgne en maître et qu'il faudra renoncer à tout cela. La seule source de bonheur à laquelle on peut puiser, c'est de se persuader que ça n'arrivera que dans des milliards d'années. Voilà pourquoi l'amour fait si mal : cela ne durera jamais des milliards d'années. Cela ne durera au mieux que toute une vie. Et dire que je n'y ai même pas eu droit. À toute une vie. Quatre-vingts ans. Je n'ai eu droit qu'à une pauvre décennie. À quel point la vraie vie, brêve. Si brêve. L'amour a ce tort-là : on oublie ça. Et quand la fin est là : on ne s'en remet pas. Et on meurt avec les souvenirs plus tôt que prévu.

(Oui. La vie est brêve. Cet instant-là a eu lieu il y a une dizaine d'années et je ne me souviens déjà plus de ce qui faisait son essence. La vie est brêve et passe trop vite. Cette vie si fragile : à peine avons-nous quitté l'instant que déjà il s'effrite et tombe en poussière ; et que, nous avons beau avoir saisi cet instant comme le plus important, ça n'y change rien : plus le temps passera et plus le vide prendra la place du souvenir. Le vide. Car c'est ça, ce n'est que ça : le vide n'est tout simplement que du vide. Nous pauvres naïfs, nous imaginons que l'amour comble ce vide. Mais quand l'amour meurt, que reste-t-il? Des souvenirs qui eux aussi, finiront par disparaître, et rien n'aura jamais eu lieu. Le vide.)

Ça ne m'effraie pas. Je ne fais que constater. Ou du moins, ça ne m'effraie plus : quand j'avais un corps tout ça me traumatisait. L'oubli. L'abandon. La disparition. La mort. Plaies quotidiennes. Souvent je pleurais. J'évitais que Rose fût là. Je pleurais tout mon soûl. Puis quand elle était là, je souriais et je faisais comme si rien ne s'était passé. Pourtant j'y pensais. Je ne cessais d'y penser. Sa main dans ma main se couvrait de mouches. Ses cheveux tombaient par poignées. Sa peau se soulevait sous l'éclosion des oeufs. Alors je fermais les yeux, prétextais de vouloir prendre une douche et m'enfermais dans la salle de bain. Là je songeais à Schubert. Winterreise. Comment pouvait-on composer sur ça alors qu'on savait qu'on allait mourir?

J'ai constamment cherché une solution pour me consoler. Aujourd'hui je sais qu'il n'y en a pas. Les soi-disant consolations qu'on peut trouver dans un carpe diem, ou dans la pensée que l'amour survivra peut-être à la mort n'en sont pas : tôt ou tard la disparition vous rattrape et vous constatez. Le carpe diem n'a laissé que du dégoût parce qu'on a trop joui. L'aimé mort qu'on implore pour qu'il vous fasse un signe ne répond pas. Il n'y a aucune solution. Et il faut vivre avec ce poids.

Mais j'ai réussi là où tout le monde a échoué. Je suis un fantôme. Je vis dans un instant qui ne s'effritera jamais. Le plus beau des instants que j'aie pu vivre.

Sauf que je ne m'en souviens pas. Voilà pourquoi je marche. Je marche pour me souvenir. Le soleil est doux et les rues sont laquées. La ville est déserte. Que Rose et moi. Que Rose et moi au monde. Voilà un beau souvenir.

Au coin des rues des boulangeries. Tôt le matin, quand nous avions fait la smala toute la nuit et que, faute de fatigue nous crevions de faim, nous nous pointions dans le quartier des boulangeries et nous nous précipitions dans la première ouverte. Il y avait là tous les paumés, ceux qui ne supportent plus la lumière du jour et ceux qui vivent de leur corps pour donner la jouissance – putes comme gogo dancers. Les boulangers souriaient, nous étions tous des habitués : nous avions droit au meilleur pain pour presque rien. Je me demande si ce n'est pas là que lui est venue l'idée de vivre la nuit, de faire de son corps une oeuvre d'art à paillettes : elle restait sidérée par les danseuses de cabaret qui, malgré leur maquillage dégoulinant, malgré leur tenue minable aux premières lueurs du jour, gardaient les mains fines et blanches, des chevelures hallucinantes et des yeux emplies d'étoiles.

Certains se demandaient ce que nous faisions là, nous qui appartenions au jour. Nous répondions que nous ne savions pas. Que peut-être nous tenions jusqu'au matin pour voir réapparaître l'extase de la lueur après les ténèbres. À l'évocation des ténèbres les filles et les garçons pouffaient : la nuit n'avait rien à voir avec les ténèbres ; c'était juste un autre monde.

Rose était fascinée à cette phrase. Un autre monde. Elle qui n'avait jamais connu qu'Ostende rêvait à d'autres mondes : à défaut de s'évader, on pouvait toujours créer du neuf à partir du connu. Un autre monde. Elle restait songeuse.

Elle avait fini par y accéder, à cet autre monde. Elle était devenue papillon de nuit. Pourquoi m'avoir quittée? J'étais le dernier lien à son passé. En s'évanouissant, elle avait rompu ce lien. Et rien n'avait plus lieu. Elle avait disparu et tout, tout avait été détruit.

À présent les boulangeries sont béantes, la chaleur semble émaner que je ne sens pas. Des petits pains restent à cuire sans que personne ne les surveille : je ne perçois plus leur odeur. Je ne percevrai plus jamais leur goût. Je ne pourrai même plus les saisir. Je hausse les épaules. Mieux vaut subir ça que la douleur perpétuelle d'avoir perdu l'être aimée. Ne plus rien sentir que trop ressentir.


Pas un nuage. Le ciel est d'un bleu imperturbable. La douceur monte des rues. Les ombres sont démesurées. Je cherche des yeux la mienne – bien sûr que non : je n'en ai plus. Je lèverais la main pour protéger mes yeux du soleil ça ne servirait à rien : on verrait à travers. Et ce qu'on y verrait : rien. Une ombre. Je m'étonne de ne pas pouvoir passer à travers les murs.

Le cimetière n'est plus très loin. Des échos de corps en décomposition traversent parfois les rues. Des petites filles en robes de tulle traînent des pieds, un nounours ensanglanté couvrant leur visage. Des jeunes femmes aux épaules striées de coups de couteaux, cuisses hémoglobineuses courent de douleur, un hurlement sans fin, puissance démentielle, projeté du fond de leurs poumons. Les fantômes ne sont jamais de vieilles personnes : toujours des gens emplis de sève, explosion de vie, que la cruauté d'autres gens a brusquement arrachés à la terre et voués à une agonie sans nom. Les fantômes ont toujours le corps couvert de sang, et le visage trempé de larmes.

Ils ne me voient pas. Trop possédés par leur douleur. Je fais à peine attention à eux : mes yeux tout entier sont fixés vers le cimetière. Le dénouement est proche. Bientôt je vais savoir. Il ne m'apparaît pas que mon corps est lui aussi couvert de sang, et que de mes yeux les pleurs ne cessent de s'échapper : moi aussi, je suis un fantôme. Mais mon coeur continue à battre. Mon coeur est empli d'inquiétude. Quel est donc cet instant?


J'atterris sur le sol sans bruit. J'ai dû escalader la grille et m'envoler par-dessus les pointes acérées : en temps de corps c'eût été l'extase. Cela me fait sourire : du point de vue de l'étymologie, l'extase c'est maintenant. Tous les fantômes sont en extase. Du point de vue du sens : une aberration. On ne peut pas être en extase lorsqu'on ne fait, ne serait-ce que s'inquiéter.

Autour de moi les fleurs explosent. Les vivants doivent passer là en volant : le parfum doit être insoutenable tant il résonne. Moi-même je me sens traversée d'ondes de parfums : particules en offrande qui arrosent l'air et copulant avec lui donnent envie de suicide, histoire de goûter à la fameuse extase.

Je n'avais jamais remarqué à quel point les fleurs sont lourdes et gorgées de sève en été. C'est un paradoxe : la plupart de nos beaux souvenirs avec Rose sont d'hiver. Je ne l'ai rarement vue aussi vivante que dans ce cimetière, à tourner parmi les pétales en envol des fleurs de cerisier mêlés à la neige. Souvent elle s'abandonnait sur un tapis de pétales blancs, ses longs cheveux bouclés se mêlaient à l'immaculé, son visage de profil, les yeux clos : un vrai tableau de Raphaël. Sa main caressait de temps à autre les pétales, ses poumons s'emplissaient du parfum, ses joues rosissaient, un fin sourire se dessinait : elle était heureuse.

Rose est une fleur d'hiver qui ne dit pas son nom. Voilà là où nous nous sommes trouvées : je suis une fleur qui n'en sera jamais une. Jusquiame. La fleur des catacombes. Plus que toute autre je contiens la mort en moi : je me nourris des restes de chair en décomposition. Je vis sur ce qui ne vit plus. Je vis sur ma vie morte. J'ai mis à mort mon ancienne vie, je me suis empli de sève et j'ai explosé. Depuis que Rose a disparu j'ai fait la même chose : j'ai mis à mort ma vie. Je me suis mise à mort : Rose était ma vie et Rose appartient désormais au passé ; et je ne peux vivre avec un cadavre. Mais on ne peut renaître de soi-même, à moins d'être phénix : je suis condamnée à errer pour l'éternité. À ne disparaître ni ne réapparaître. Pour disparaître il faudrait quitter mes souvenirs. Et mes souvenirs sont tout ce qui me reste. Comment tuer aussi mes souvenirs? J'ai trop goûté à la mort.

Nous sommes des jumelles dont la vie de l'autre, in utero a pompé celle de l'autre, sans qu'on s'en aperçoive, jusqu'à ce que le ventre libère le passage au corps mort et garde l'autre gorgée de sève. L'autre c'est Rose. Elle a pompé ma vie. Je ne dis pas que c'est mal : elle a pompé ma vie tout en me donnant la plus grande extase. Il est normal qu'une fois que tout s'est fini, à mon tour je m'étiole. Chacune son dû.

Les cerisiers sont à présent emplis de cerises, grosses comme un poing. (Si le monde avait vécu dans cet instant-là, nul doute que cela eût éradiqué la famine universelle.) Je ne reverrai plus jamais les fleurs de cerisier. Voler au vent. Rose se laisser tomber dans un lit de pétales blancs. Masi ce sont des souvenirs : ils ont beau être mort ils vivent encore en moi.

La chaleur – comment puis-je encore ressentir de la chaleur? – s'est immiscée dans mon coeur et se propage. Je suis tout près. En plus de la chaleur le tremblement : tout mon être perçoit. Ce être qui n'a plus aucun moyen de sentir. Je perçois. Une boule s'immisce au fond de ma gorge et grossit : un cancer. Peur soudaine.

Je voudrais revenir en arrière. Mais c'est l'inconvénient des instants figés : on ne peut ni revenir en arrière ni avancer. C'est ainsi. Il va falloir affronter.

Affronter quoi? Je n'ai aucun souvenir négatif avec Rose. La paranoïa serait-elle donc, elle aussi, fruit pourri du coeur?

Je sens le grand battement du monde se réveiller peu à peu, accompagner le moindre de mes pas. Boum. Poser la main sur un tronc d'arbre. Boum. Cligner des yeux. Boum. Constater l'état de mes mains, couvertes de sang ; boum celui de mes pieds, éraflés, défigurés et gris. Boum. Mes mains portées au visage. Les égratignures sur les joues, innombrables. Boum. Mes cheveux qui tombent par poignées.

J'ai peur.

Boum.

La nature se rebelle, les cerises tombent, les feuilles jaunissent et tout se met à virevolter, c'est déjà l'automne

Le ciel se couvre de gros nuages gris, le vent souffle, les oiseaux s'envolent,

Le paysage défile, des vallons des allées des arbres, tout pourrit au fur et à mesure, et quand tout est pourri, soudain les tombes, un banc, deux femmes sur ce banc, main dans la main, la tête de l'une sur l'épaule de l'autre : Rose et Jusquiame.

Le temps s'arrête. Les nuages se dissipent. Les fruits repoussent. Le vent se calme. Soleil timide. Pépiements d'oiseau. Le battement s'apaise. Je me souviens.

Elles ont à peine vingt ans. Leurs peaux sont lisses. Leurs corps resplendissent. Elle ne sait pas qu'Ostende elle va la quitter encore une fois, deux fois, mais qu'après elle ne repartira plus jamais. Elle ne fait pour l'instant que s'émerveiller : Rose et elle viennent de se rencontrer, l'amour vient d'éclore, elle sait malgré son jeune âge que celui-là sera l'essentiel – que tous ceux qu'elle éprouvera par la suite ne seront pas aussi forts. N'imagine pas que celui-là sera le dernier.Qu'après celui-là, son coeur sera brûlé et qu'elle n'aura plus ni le goût ni la force d'en vivre un autre.

Elle est heureuse. Elle n'imaginait pas que cela pût se faire et les voilà, sur un banc du grand cimetière, main dans la main, sa tête sur l'épaule de Rose. Le temps semble s'être arrêté. Elle lui dépose de temps à autre un baiser sur la joue ; leurs corps parfois se serrent et son visage entre ses mains, elle s'émerveille d'une telle douceur. D'une telle fragilité. Son coeur fond. Doucement il fond. Pourquoi a-t-elle été séparée d'elle pendant tant d'années? Elles ont déjà perdu vingt ans...

Rose sourit. Jusquiame s'extasie. D'un geste timide elle passe un doigt sur les lèvres fraîches ; les yeux de Rose se ferment. Elle s'abandonne. Soudain ce qu'elle veut, ce qu'elle a toujours voulu : leurs bouches se rencontrent. Instant de surprise puis la constatation : c'est divin. La douceur de la bouche. Cette taille si fine qu'elle serre entre ses mains. L'émoi entre ses cuisses. Et dire que cela doit cesser un jour ! Elle n'y veut pas songer ; veut avant tout profiter de l'instant – les instants sont si brefs.

Leur baiser cesse et elle lui caresse le visage. Son sourire. Ses yeux. Elle sait. Elle sait : elle l'aimera toujours.

C'est alors que ses mots viennent :

    • Je t'aimerai toujours.

Rose écarquille les yeux. La bouche tremblante et le sourire gêné :

    • Mais on ne se connaît que depuis quelques semaines...

Jusquiame secoue la tête et rit :

    • Moi je sais que je t'aimerai toujours.

    • Comment peux-tu en être si sûre?

    • C'est gravé là.

Tapote son coeur.

    • C'est gravé là et crois-moi que le jour où ce ne sera plus gravé là, eh bien je n'existerai plus. Et encore je suis sûre que le jour où je serai morte il y aura encore des traces de toi dans mon coeur.

Rose rougit et baisse la tête. Sans doute la première fois qu'on lui dit de telles choses. Ses yeux s'emplissent de larmes.

Jusquiame ne le remarque pas et s'extasie :

    • Toi aussi tu m'aimeras toujours ! C'est inscrit. Nous devions nous rencontrer. Et nous ne nous séparerons plus. Plus jamais. Nous sommes faites l'une pour l'autre.

Rose détourne le regard. Toujours ce sourire. Finit par opiner, timidement et murmure :

    • Oui... Bien sûr... Bien sûr qu'on s'aimera toujours...

Semble vouloir ajouter un mot. Mais sa bouche se referme. Son regard revient sur Jusquiame et la constate : toute à sa joie elle ne remarque rien. Ne voit pas son hésitation. Ne voit pas sa gêne. Semble se raviser : allons bon. Ça peut être bien.

Laisse Jusquiame la couvrir de baisers. Alors qu'elle disparaît sous les embrassades jette un regard de travers, affolée – comme si ça lui pesait.

Comme si elle regrettait.

Mais bon. Ça semble lui faire si plaisir, à Jusquiame. Jusquiame amoureuse. Jusquiame qui ne voit rien.

Moi j'ai vu. J'ai compris. Et mon coeur s'est arrêté, je ne vois plus rien, je ne sens plus rien, soudain, qu'une immense douleur : j'ai compris. Je m'écroule.

Ce jour-là je l'ai forcée. Je l'ai forcée à m'aimer. Et voilà, des années après, ce qui est arrivé : épuisée de son emprisonnement, et de son emprisonnement pour rien – qu'y avait-il de si terrible à quitter Ostende? –, elle a fini par partir, respirer enfin ; enfin libre.

Mes pas ensanglantés m'ont conduite jusqu'à la mer et je me suis précipité dans l'eau, j'ai plongé et j'ai attendu. J'ai attendu jusqu'à ce que ma douleur s'étiole et que je m'étiole avec elle, que les dernières particules de moi liées entre elles se disloquent ; et j'ai disparu à jamais, mes particules mêlées aux ondes, au vent, au sable et à la terre. Rien n'existe plus que mon regard. Mon regard en proie perpétuelle aux larmes.

Voilà comment je suis devenue la Plainte. Les soirs de trop grande douleur, lorque la terre martyrisée hurle, c'est moi qu'on entend. C'est moi qui porte toute la douleur du monde. Je suis la Plainte. Et il n'y a plus aucun espoir pour revenir en arrière. Mon âme est dissoute. Mon corps est pourri, enseveli quelque part. Ma mémoire est morte.

Rien n'aura eu lieu.

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