vendredi 20 mars 2009

V.

Je revins à moi.

La première vision qui me vint fut le réveil. Je constatai l'heure. 9H45. Combien de temps avais-je dormi?

La seconde vision qui me vint fut la place libre à côté de moi. J'étendis le bras pour vérifier. Personne. Je refermai les yeux sans plus y penser. Encore dans les vappes.


Je rouvris les yeux. Toujours pas là. Levai la tête avec lourdeur : la pièce était plongée dans un gris morne. Soupirai et me levai. Fronçai soudain les sourcils : mal de crâne infernal. Je traversai la pièce en me tenant aux murs ; une main sur l'occiput. Manquai m'écrouler dans la cuisine.

Par les volets entrouverts on apercevait Ostende. Grise. Brume. Je haussai les sourcils : du brouillard. Du brouillard à midi, opaque comme du coton plongé dans de la vase. On avait tout vu.


Je parcourus la maison. Aucune trace de Rose.


Jetai un oeil dans le jardin. Pas une âme qui vive. En plus de ça on n'y voyait rien – Ostende n'était plus qu'une nuée de cimetière.

Rose n'était pas là.


Je bus mon thé sans me rendre compte que l'heure ne s'y prêtait pas. En vérité, je n'avais plus conscience de l'heure : je n'avais plus conscience que de l'absence de Rose.

Pour notre plus grand bonheur et notre plus grand malheur nous avions refusé de nous encombrer de cette puce électronique à visage humain : le téléphone portable. Elle m'avait quelquefois harcelée pour en avoir un ; j'avais toujours refusé, prétexté que cela troublerait notre tranquillité. Avait doucement hoché la tête. J'avais souri. Elle me passait vraiment tout.

Et maintenant, à cause de mon entêtement, j'étais sans nouvelles.

Une voix en moi – la même que celle d'Écume – susurra de me calmer. C'était complètement stupide – elle était peut-être sortie faire des courses et puis, tu ne sais pas ce qu'elle fait de ses journées, à ton avis, pourquoi le jardin est si bien entretenu, tu n'es vraiment qu'une, etc., ce qui n'empêcha pas mon thé de refroidir.

J'allai coller mon nez à la fenêtre et constatai la vue. D'un côté la plage et ses longues allées grises, mer brumeuse ; de l'autre côté la rue sans nom. Rien n'avait de nom ici. Rien n'avait de nom que Rose, Jusquiame et Ostende. La rue était déserte et battante était ma tête : j'avais peur. Je me rendis soudain compte que j'avais peur. Je ne me le fusse jamais avoué ; mais j'avais peur. Où donc avait-elle pu aller?

Je m'écroulai sur le canapé. Ma respiration était saccadée ; mes yeux se fermèrent d'eux-mêmes. Je me mis à attendre.

Le jour passa et je me métamorphosai en capteur sensoriel à réflexivité incorporée : j'évoluai peu à peu en légume, puis en chair à vif. Les larmes coulèrent. Elle n'était pas rentrée ; elle ne rentrerait pas.

La peur était si infecte qu'elle m'acidifia la bouche : j'allai vomir dans la salle de bain. Je voulus saisir l'une des deux brosses à dents. Mon geste s'immobilisa : il n'en restait plus qu'une. La panique me gagna. Je fis les armoires les meubles les recoins : rien. Plus rien. Tout avait disparu. Elle était partie.


Pourquoi?


Je revins à moi la nuit. Je restai un instant écroulée sur le plancher, fixer par la fenêtre un jardin nébuleux : pleine lune. C'était beau la nuit, pleine lune – la nuit pleine lune et aucune autre.

Je ne me rappelle pas comment je fis pour sortir. Toujours est-il que je me retrouvai en plein milieu de la route, par une nuit sans couleur, sans manteau, à galoper comme une amante au coeur crevé jusqu'à un night-club pour homosexuels

- Hello, sussurra une voix derrière moi.

Je me retournai : la fille qui s'était fichu de moi, la dernière fois. La voix qui sortit de ma bouche m'effraya

-Rose est là?

Elle ouvrit de grands yeux.

- Mais non. C'est son jour de repos, aujourd'hui. Tu le savais pas?

- Si. Mais...

Je baissai les yeux. Comment osais-je raconter notre vie à une inconnue? m'eût dit Rose. J'achevai ma phrase.

- Non. Rien. Merci bien. Bonne soirée.

Sourire. Haussement de sourcil.

Je m'effaçai.

Je me mis à erre indéfiniment dans la nuit grise.

Passèrent des voitures que je ne remarquai pas.

Mes bras étaient couverts de frissons tandis que je m'approchais de la plage, larmes d'eau de mer en microcuts sur ma peau nue.

J'enfouis mon corps dans le sable. Le sable était froid. Le sable était empreint de fissures d'eau de mer. Je trouvai là un apaisement : le sable rêche et gris, la froissure de la mer, son hurlement, plainte éternelle. Et les larmes de mon corps vinrent se mêler aux larmes d'eau de mer. Et je fermai les yeux.

Mon coeur, tout au fond du corps battait avec un tremblement douloureux, un écho qui jaillissait avec démence, hurlement, insoutenable, déchirure des chairs en pleurs infinis, le sel sur la plaie vive

J'ouvris les yeux. La nuit s'était dissipée ; la mer était grise. C'était un petit ciel ; un ciel comme on n'en voyait qu'à cet endroit ; nuage gris sur ciel trouble.

Des enfants jouaient au loin. Hurlaient de joie. Je devins sourde. La mer était souffrante, je contemplai la mer et je me dis que la mer se devait d'être grise, que la mer ne révélait sa profonde nature que lorsqu'elle était grise.


Je me remis à errer indéfiniment le long de la plage. Les enfants étaient partis pour l'école. Il n'y avait personne. Personne. Plus personne.

Je savais qu'il me fallait continuer la vie telle que, auparavant elle était c'est-à-dire boulot, contraintes, nourritures ; je le savais ; mais je décidai de m'en passer. Je décidai de n'avoir plus envie de rien. Tant que Rose ne reviendrait pas je n'aurais plus envie de rien.

La mer se déchaîna. Elle étendait ses longues tentacules grises à mon passage ; semblait vouloir me happer. Faire de mon être une haplologie : disparaisse le coeur, vogue l'âme, s'envole le coeur...

Plus un bruit. Plus une vision. Ostende semblait vouloir se noyer dans l'indistinct : nuée grise qui prenait peu à peu possession de tout, brouillait frontières et contenus. Brouillard de cimetière. Moutons de poussière


Je revins à la maison sans trop savoir comment. Elle m'apparut au détour d'une rue que je n'avais pas réussi à distinguer des autres ; malingre et ridicule. Je saisis les clefs. Poussai la porte. Découvris l'intérieur : bordel monstre. Avais-je vraiment laissé la maison ainsi?

Je me baladai dans les pièces à la recherche d'un je ne sais quoi, d'un je ne sais quoi qui eût eu pour but de me prouver que j'avais pris peur pour rien. Le résultat fut pire : non seulement le bordel était monstre, mais en plus, en plus, toutes les photos avaient disparu (toutes les photos sauf deux, planquées dans le tiroir de ma table de chevet, que j'enfouis dans ma poche avec tremblements). Et pas disparu comme si quelqu'un (j'imagine Rose) les avait prises, non : comme si elles n'avaient jamais existé. Aucune trace de peinture plus claire sur les murs. Aucune ligne d'immaculé au milieu d'un océan de poussière. Comme si elles n'avaient jamais existé. Comme si ce qu'elles avaient immortalisé n'avait jamais eu lieu.

Je sortis dans le jardin. L'herbe avait poussé de trois centimètres. Les fleurs abandonnées, à présent en surnombre étouffaient ; les roses trémières inclinaient tristement leur tête. Un jardin encore joli ; mais dont plus personne ne s'occupait depuis des semaines.

Rose n'était pas revenue.

J'allai m'écrouler sur le lit, nostalgique. Je m'en échappai aussitôt avec horreur : les draps sentaient la moisissure. Tout était en train de pourrir. Les meubles luisaient de la végétation qu'ils enfantaient ; les papiers avaient jauni. Toutes les armoires puaient la décomposition. Tout était en train de mourir. Les larmes se mirent à couler et je me mis à courir sang aux tempes, les dernières photos de Rose froissées dans ma poche.


Je me mis à courir.

Les rues défilent dans ma mémoire je ne les distingue pas. Mes pieds heurtent des choses. Mes mains frôlent des murs. Et les larmes coulent. Toujours les larmes coulent. Coule un torrent de larmes de mes yeux qui brouille ma vue, absinthe interne, visions monstrueuses de passage. Je cours. Mes pas s'enfoncent dans le sol. Je cours. Je n'ai plus d'air. Plus d'air dans mes poumons. L'air file. Autour de moi. L'air de mes poumons fuit autour de moi. Fuit à mon approche.

Je suis la douleur. Mon corps n'est plus qu'un ramassis de chair. Mon âme corrompue par un passé qui n'a pas vécu. Mon regard hanté par la vision d'une Rose illusoire. Je suis la douleur. Mes chevilles qui se tordent. Mes mains qui se convulsent. Ma gorge qui se fend. Je suis la douleur. Somme toute est-ce ça, la vie.

Je finis par enliser mes pieds dans le sable et stoppai. En face de moi la mer grise. Mes pieds prisonniers du sable gelé. Je m'écroulai.

Le corps vint heurter le sol friable et ma tête résonna, et mes doigts se tordirent au contact du sol, et mes yeux se révulsèrent ma bouche se fendit mes cheveux s'arrachèrent mon coeur ensanglanté se déchira du corps : tout mon être de chair se dépiautait dans le sable, bientôt il ne resterait plus que la carcasse, une carcasse encore tiède d'où jailliraient l'âme, et ma conscience, qui hésiteraient entre le ciel, la terre et la mer mais qui, au lieu de choisir imploseraient, persuadées que, peu importait le lieu, sur ciel sur terre ou sur mer, peu importait, elles ne trouveraient jamais le repos.


Je revins à moi en plein coeur de la nuit. J'ouvris les yeux sur la mer grise. Du sang coulait du creux de mes jambes : ma cuisse était maculée d'hémoglobine déjà coagulée. Du sang brûlant, noir. J'y plongeai la main. J'avais oublié ça. Hors de question de retourner à la maison ; et je n'avais pas songé à prendre d'argent sur moi.

Je pleurai de honte. Puis je m'enfouis dans l'eau. Elle était gelée, mais je n'avais pas le choix : c'était le sang dans la mer ou le sang sur terre. Le sang dans la mer personne ne disait rien. Je nageai un moment au milieu de mon sang. Je m'habituai à la température. Les douleurs démentielles qui tordaient mon bas-ventre je ne les sentis plus qu'à peine : j'étais gelée. Je n'étais plus qu'un corps dur qui laissait échapper du sang. Parfait macchabée, nuée de mouches


Je savais qu'au lever du jour il me faudrait déguerpir. Trouver un autre moyen. Je m'en fichais. Tournai le regard vers le rivage : tout était gris. Entre la nuit, et le jour seule changeait la teneur de gris : gris brouillard dans la journée, gris cimetière dans la nuit. Mon sang noir. Ma peau grise. Mes yeux éteints. Ma bouche poussiéreuse. Tout était gris. Laiteux. Les couleurs étaient mortes. Rien n'avait plus de goût. Tout était insipide. Informe. Imprécis.

Inexistant.

Définitivement inexistant.

De la meilleure façon de tuer un être.


Je n'avais plus sommeil. Je plongeai ma tête dans l'eau visqueuse, et ouvris les yeux. On n'y voyait rien. Le fond était indéfinissable. Je vis passer de petits poissons, des bulles et des muqueuses ensanglantées – sortis la tête en quatrième vitesse, nageai jusqu'au rivage, me rhabillai et me remis à courir.

Toujours courir. Sans plus envie de sommeil mais le corps épuisé. La fin au ventre et le désir mort.

Je crevais de faim. Je n'avais plus mangé depuis des jours. C'était l'heure où les boulangeries commençaient à ouvrir : l'odeur grasse, presque écoeurante ne cessa de me hanter, me traverser, me secouer – j'étais prise au piège par les croissants tout chauds et le pain fumant. Cessai de courir et collai mon nez aux vitres : une buée folle, des formes imprécises, le hurlement rauque du four à point et soudain, miracle, recroquevillées sur la pelle en bois, encore frétillantes, une demi-douzaine de brioches fumantes et dorées. Je plissai des yeux, suppliante et me mis à baver ; un boulanger qui regardait un instant par la fenêtre m'aperçut, me montra du doigt et, hilare lança quelques mots. Tous se retournèrent. Les sourires apparurent, l'un d'entre eux alla à la fenêtre, l'ouvrit et clama, sourire enjôleur :

- Vous voulez visiter mademoiselle?

J'abaissai les sourcils, apeurée, fis quelques pas en arrière et détalai. Quiconque m'eût aperçue eût été persuadé que, jeune fille encore à butiner j'étais poursuivie par un homme avide et bourdonnant ; et que le viol avait déjà eu lieu.

En réalité je ne savais pas. Je n'étais ni victime ni coupable ; je n'avais rien fait ; je ne faisais que courir. Fuir. Fuir quoi? Fuir la réalité. Aller au devant d'un je ne sais toujours pas quoi pour tenter d'oublier le réel, ce réel qui finirait bien par s'imposer un jour, que je le veuille ou non : Rose était partie et ne reviendrait plus ; effacée de mon existence ; disparue à jamais ; comme si rien n'avait eu lieu.

On pourrait se dire de quoi se plaint-elle, elle a déjà les souvenirs. Sauf que. Sauf que les souvenirs, par principe appartiennent au passé ; à la mort ; sauf que les souvenirs concernent des choses mortes. C'est comme planter le cadavre de l'Aimée dans son jardin et attendre qu'il pourrisse. Ça rend fou les souvenirs. Ça rend fou. Autant dire qu'à cette heure-ci j'avais déjà plongé dans la folie : il n'y avait plus temps, ni distinction (fictive) passé/présent ni état d'avancement de la vie. Je ne savais plus quel jour on était. Plus que la douleur. Plus que ça : la douleur. La douleur qui gouvernait tout.

Voilà pourquoi je courus, jusqu'à n'avoir plus d'air et m'étaler les pieds en avant dans le grand cimetière.


Il faisait encore un peu nuit. Il était fermé. Il me fallut escalader les grilles. Je fus surprise de ma vélocité à bondir par dessus les pointes acérées ; mais la douleur décuple les forces. J'atterris dans un buisson d'aubépines.

Je savais que les fantômes seraient là à rôder ; ces fantômes que j'étais seule à voir. Je m'en fichais. Ne comptait qu'épancher la douleur – faire partir la douleur, faire partir le réel et que l'irréel et le passé retrouvent leur place, que Rose soit là, dans mes bras, à jamais et qu'elle ne parte plus. Quoi de mieux qu'un cimetière pour faire revivre l'irréel et ressusciter les morts?

La première tombe que je frôlai fut celle d'une enfant de huit ans qui vint à moi, l'oeil au beurre noir et la lèvre déchiquetée. Je baissai les yeux : elle était morte violée. Atrocement mutilée.

Dis-moi qui t'a fait du mal

Elle secoua la tête. Ouvrit la bouche : on lui avait arraché la langue. Et sa peau qui pelait. Et son sang qui coulait. Ce n'était qu'un fantôme : elle n'existait plus. Elle n'était plus rien. Elle n'avait plus de conscience. Seule sa douleur subsistait.

Les fantômes ne sont que des restes d'immortel des bonheurs ou des traumatismes trop violents pour réussir à mourir. Voilà pourquoi nous nous souvenons. Et voilà pourquoi, aussi, certains d'entre nous ne meurent jamais, et deviennent fantômes

Mais qui nous fait ça

Que tombe ma jambe

Je sais le mal se tait

La petite fille glissa sa main dans la mienne et nous avançâmes dans le cimetière prisonnier du gris, laissant toutes deux derrière nous des traînées de sang. Le brouillard avala le monde des vivants et je me retrouvai entourée de fantômes, qui me dévisagèrent. Silence.

Je me recroquevillai sur une tombe et me mis à pleurer.

Silence.

Même le vent avait cessé de souffler.

Mes larmes qui roulaient le long de mes joues et s'écrasaient à terre avec un petit bruit.

La lumière fade.

Le sang noir qui s'échappait de mon corps, venait maculer la dalle, peu à peu une mare.

Mon ventre hoquète.

Pourquoi m'as-tu abandonnée?

Pourquoi m'as-tu abandonnée?

Je regarde le ciel, le ciel n'est plus visible, le ciel n'est plus, seul le brouillard, nuit et brouillard

Et mes larmes et mon sang, de tous les côtés mon corps se vide, macchabée, mon corps qui n'existe plus


Je pris un couteau et m'ouvris le thorax. Le coeur était là qui battait, battait, assourdissant ; d'un geste je plongeai la main dans ma poitrine et arrachai mon coeur. Je ne sentais plus rien. Je détaillai mon coeur avec une précision toute scientifique : là le ventricule droit, là les artères, là l'oreillette gauche et, au milieu la zone des sentiments. J'écrabouillai le tout avec rage et soulagement. Je ne sentais plus rien. Je ne sentirais plus jamais rien. Fermai les yeux d'apaisement. Qu'il était bon de vivre.


Je rouvris les yeux. Les fantômes penchaient la tête à gauche ou à droite, les sourcils froncés ; ils savaient combien la mort naît du sang ; or ils me voyaient saigner de partout – même mes larmes étaient de sang –, moi la vivante, et ils ne comprenaient pas. Ils durent en conclure que j'étais immortelle. S'inclinèrent.

Moi je savais. Je n'étais pas immortelle. Je n'étais pas le Christ non plus : le sang jaillissait de mon utérus et de mon absence de coeur, non de mes poignets, non de mes hanches – usurpatrice du Christ ; martyr de pacotille. Non. Simplement j'étais vivante ; vivante au corps délabré ; vivante à l'âme souillée ; vivante au coeur arraché ; vivante sans Rose. J'étais vivante et le reste, le reste, eh bien je m'en fichais.


Il me fallait juste ne pas penser à Rose.

Dans ma poche les photos, je les extirpai et à nouveau je fondis en larmes : Rose était là qui regardait à peine l'objectif, grave, assise devant son thé à l'orange, matinée d'été. Les traits tirés. Le sourire absent. Le regard lourd de reproches. Maintenant je percevais : c'était de ma faute. C'était de ma faute. Si elle était partie. Oui mais pourquoi? Qu'avais-je fait? Je cherchai en vain : je ne voyais rien, rien de grave du moins, qui eût expliqué son geste.

J'eusse tout à coup voulu qu'elle fût là et l'absence de coeur s'emballa et je me remis à pleurer, malgré le coeur, des larmes bleues et gelées qui vinrent frigorifier le corps. Je me sentis un peu mieux. Et je compris : ce n'était pas mon coeur qu'il fallait tuer. Pour éradiquer la douleur. C'était le corps. Qui portait toutes les sensations. Il fallait tuer mon corps.

Il fallait tuer mon corps et laisser l'âme voguer, voguer tout doucement, heureuse dans les souvenirs, inconsciente : ne percevrait pas que ce serait fini.

Il fallait tuer mon corps et je compris tout à coup le meilleur moyen, magistral, immémorable, délivrer mon âme de la douleur en préservant les souvenirs, la laisser s'étioler dans le flou artificiel des souvenirs, heureuse, heureuse, heureuse – la seule et unique façon pour elle de rester à vivre heureuse.

Je courus jusqu'à la maison.

Tout était empli de Rose. Mais rien n'était autant empli d'elle que la maison. La maison était le lieu où passé et futur étaient stoppés, où seul le présent régnait en maître, un doux intemporel qui ne pouvait que stagner à jamais. Tuer mon corps dans la maison équivaudrait à ça : l'inscrire pour toujours dans le point moi-ici-maintenant – et ainsi qu'il ne, même tué, cesse de vivre. Vivre sans moi. Dénué de conscience. Heureux pour rien. Lui aussi. Heureux pour rien.


Revenir à la maison équivalait aussi à se confronter à l'essence la plus pure de Rose. La magnificence mais qui, le jour où elle était en colère détruisait tout. Faisait beaucoup de mal. Se confronter à l'essence – la quintessence de la douleur.

Le quartier était à l'abandon. (Je ne réalisai pas que j'y étais revenue sans réfléchir : attracttion inconsciente de mes pas qui, eux aussi se souvenaient.) Les arbres étaient tordus, dépouillés : une neige fine ne cessait de tomber. J'eus froid. Seul mon bas-ventre était brûlant ; le reste était frigorifié. Mes doigts virèrent au bleu.

Je retrouvai la maison. Après beaucoup d'errance : elle était méconnaissable. Le jardin était devenu forêt. Le portail était rouillé ; plus poussé depuis des siècles. Le toit tombait. Les fenêtres étaient brisées. Ouragan. Quel ouragan? Quand? Mais quand était devenu l'absurde : il n'y avait plus de temps – emprisonné qu'il était dans le maintenant. Il n'y aurait bientôt plus d'espace. Quant au moi, il n'avait jamais vraiment existé : nous plutôt que moi. Parce que maintenant que le nous était mort, maintenant, plus rien à sa place.

Sans Rose ma vie n'était plus emplie que de rien. Et il fallait suivre. Le penchant. Suivre. Accepter de sombrer dans le rien. Devenir le rien. Sans Rose la conscience était de trop.

Je poussai la porte, doucement – s'écroula dans un nuage de poussière. Tout grinçait. La vieille horloge continuait son tic-tac, inébranlable – tout juste assez sordide pour me donner la chair de poule. Je fis un pas. Le plancher grinça. Je fis un autre pas. Quelque chose remua. Grenier. Tac-tac-tac. Bruits indistincts. Pas étouffés. Course. Rats.

Devant moi le salon. Brol sismique. Canapés défoncés. Parquet grisâtre. Poussière. Tableaux fracassés. Plantes pourries. Cancrelats. Fenêtres explosées.

Douleur.

Je m'agenouillai. Mon visage entre mes mains. Larmes. Larmes bleues. Larmes bleues qui s'en allèrent ruisseler au-delà de mes doigts, s'étoilèrent sur le parquet – et aussitôt tout devint de glace ; les bruits stoppèrent ; les grincements s'étiolèrent ; les meubles furent pris dans la glace ; je ne distinguai plus rien qu'un brouillard laiteux : la pièce avait disparu. Les souvenirs étaient morts. Rien n'avait eu lieu.

Je m'allongeai là et restai là longtemps, longtemps, assez longtemps pour qu'il me semble être aujourd'hui restée là une seconde ou des années, sans distinction. Puis je me relevai et m'aperçus que je me sentais légère. Je baissai les yeux et vis que mon corps était resté à terre ; rabougri ; momifié. J'étais sortie de mon corps. J'avais vaincu mon corps. J'avais tué mon corps.


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