vendredi 20 mars 2009

III.

Le coeur de la vieille ville n'était pas la ville même : c'était le cimetière, qui faisait plus du tiers de sa superficie. Ostende était maudite : on n'a jamais compté autant de décès en bas-âge, de vieux morts de canicule, de crashs d'avion, d'écoles en feu et de carambolages qu'ici. Nécropole parcourue de vivants – de futurs cadavres qui venaient savourer leur prochain repos.

Je n'ai jamais rien connu de plus reposant que le cimetière d'Ostende. Gigantesque parc envahi d'arbres. Les morts, tombes dispersées. Pierres envahies de mousse. Herbe sans cesse fraîche – nourrie par la décomposition. Onýtur. Un pourri qui pourtant s'exalte et exalte. Esthétique du vomissement.

(Je me dis qu'on exècre les mouches et qu'on voudrait les voir disparaître, pique-niquer enfin tranquille sous les ormeaux près des tombes ; reste que sans elles la belle balade dans le grand cimetière d'Ostende prendrait vite l'odeur, le goût et la forme d'une exposition dans le grand charnier d'Auschwitz.)

Au cimetière d'Ostende je me suis avant tout oubliée. Rester seule, un peu. Goûter à la beauté et à l'essence de la solitude. Tout en pensant à Rose, éperdument, penser à Rose jusqu'à n'exister plus, penser à Rose jusqu'à n'être plus que cette pensée, et voler, voler, devenir atomes, la pensée de Rose au coeur de mes yeux même, mes yeux explosés, myriade d'atomes

Dans l'Avant peut-être il y avait des parcs. Je ne me souviens pas. En tout cas, je suis sûre, jamais je n'ai connu extase plus frénétique que dans celui d'Ostende. Courbes et couleurs. Variations et particules. Le gris émeraude des tombes au milieu du bleu jade des ormeaux, du blanc des fleurs de cerisier qui, elles aussi volaient, volaient. J'étais prise au piège par la contemplation et c'était ça, l'extase.

Personne ne disait rien quand on s'asseyait sur les tombes. Je m'y allongeais. J'écoutais les coeurs qui ne battaient plus. Je contemplais le ciel. Violet. Sombre. Prêt à éclater ; nourri de particules nécrotiques.

C'était un monde étrange. Les fantômes y stagnaient. Ils vous souriaient – ou agitaient la main (quand ils n'avaient plus de tête). Il faut s'immobiliser. Laisser son âme et son corps se tasser. Oublier qu'on existe. Et écarquiller le regard. Et ils apparaîtront. Ils vous dévisageront. Ils souriront. Ils vous feront comprendre qu'il ne faut pas avoir peur. La mort est douce. La mort réconcilie les êtres. La mort se gante et caresse les visages. Il ne faut pas avoir peur. Au creux de la mort la main des êtres qu'on aime se scelle dans la vôtre et les aimés ne s'en vont plus. La mort n'est pas le pire. Le pire c'est de voir disparaître les aimés et de réaliser qu'on devra passer le reste de ses jours sans eux.


Rose aimait le cimetière. Elle s'y sentait à son aise – ne croisait personne de son entourage. Ses yeux brillaient.

Elle flânait entre les tombes et s'envolait. Caressait les épitaphes. Mettait le nez dans les fleurs fraîches. S'endormait parmi les fleurs de cerisier ; je la retrouvais des heures plus tard, vaguement inquiète, les yeux brouillés, cheveux constellés de pétales blancs. Me regardait en se demandant où elle s'était paumé. Je frémissais d'extase. Mariage des pétales blancs, des cheveux vermeil et des yeux bleu nuit, et du teint de porcelaine : elle avait l'air d'une princesse gothique.

Elle tournoyait sous les cerisiers en fleur. Elle oubliait tout. Des heures sans émettre un son, sans faire même un bruit ; juste à tournoyer. Je restais là à la regarder.

Oui. Qu'ils disparaissent. Que tout s'efface. Que le temps fasse oublier. Et la vie redevient poussière.

Touche de mes mains tes joues humides

Douce peau parfumée qui finira putride

Elle ne parlait jamais de mort. Avait-elle seulement conscience de la déchirure de la mort. Je ne crois pas. La façon dont elle riait, dont elle restait grave devant les nuances, dont elle plongeait le visage dans les roses trémières ; on ne peut s'accorder à jouir de choses aussi périssables que si l'on oublie la mort. Et la mort elle n'y pensait jamais. Elle accomplissait sans cesse ce miracle : ne jamais penser à la mort. Moi j'y pensais sans cesse. Refrain d'insupportable. Je souffrais le martyre pour deux.

J'étais seule d'entre nous à voir les fantômes. Elle bougeait trop. Et quand je lui disais qu'il y avait les fantômes elle riait ; parlait de mes visions, Sainte Thérèse d'Ostende. Je boudais. Puis haussais les épaules : à quoi bon tenter de convaincre celle qui voit l'infime coeur de la vie que soi, on voit jusqu'aux rouages de la mort?

Le cimetière était pour elle lieu de jeu. D'extase. De cerisiers en fleur, envol de pétales blancs. Je ne voyais que les tombes grises, pigmentées de mousse. Sous la mousse les cadavres. Dans les cadavres la chair blette. Au creux de la chair le vide. L'éternel vide. Poussière redeviendrait poussière. Les atomes qui s'envolent des chairs blettes, que nous respirons ; dont nous nous gorgeons. Et nous nous pensons sains. Mais nous ne sommes que nécrophages.

Elle s'asseyait sur les tombes et lissait du doigt les inscriptions fanées. Volait les fleurs dans les pots. S'en faisait des pinces à cheveux. M'envoyait des baisers. Posait. Une fille. Une vie. Infante : l'insouciance.

Je la regardais bouleversée. C'était une Infante – hiérinfante – et elle ne se rendait compte de rien. Comment eût-elle pu comprendre le sacré de la mort?

Je l'emmenais voir les enfants.

Elle s'assombrissait un peu. Considérait un instant les fleurs éparpillées. L'âge des cadavres. Trois ans qu'il est là. Six ans. Cent ans. Des corps et des têtes de mômes à peine émergées, il avait déjà fallu les replonger sous terre.

Je ne pouvais que chavirer. Je n'ai jamais été pour la perpétuation ; il n'empêche que, savoir qu'un gamin est mort à trois ans, et se souvenir de ce qu'on était à trois ans, était insupportable. Au moins avait-il été préservé des souffrances insoutenables de l'attachement à autrui ; au moins était-il mort sans s'en rendre compte. Mais ce n'était plus qu'une chimère.

Mais nous nous sommes vivantes

Je la regardai les yeux béants.

Mais oui. Nous nous sommes vivantes. Le reste on s'en fiche.

Le reste on s'en fichait et ma petite fille était là, insouciante et légère, à virevolter parmi des tombes immaculées d'enfants de trois ans.


Et là aussi, nous marchions indéfiniment.

L'avantage du cimetière d'Ostende était que, on avait beau s'y rendre tous les jours il restait encore à chaque fois mille beautés à découvrir. Je l'emmenais dans les coins inconnus ; en chemin elle s'extasiait sur nuances et nuées, des lilas rosés aux sépultures violettes. Passait ses doigts dans l'ombre ; riait de voir sa main dissimulée.

Il y avait des bancs un peu partout et nous nous asseyions, nous regardions autour de nous et nous ne disions rien. Je glissais ma main dans la sienne et posais ma tête sur son épaule ; elle baissait les yeux. Nous serions restées des heures à ne pas bouger. Le silence avait de ce prodigieux qu'on ne trouve que dans les liens fusionnels : une synchronie au-delà du silence même ; au-delà de l'existence.

Je me demandais quelle était la façon la moins atroce de mourir. Il m'apparaissait que mourir ensemble était la clef ; il m'apparaissait même que ce ne serait plus si douloureux, finalement. Que oui, mourir ensemble était la clef. La clef pour ne plus souffrir de l'Issue et, en quelque sorte décrédibiliser la mort – lui ôter tout ce qu'elle avait de solennel et implacable.

Je songeais à cela la tête posée sur son épaule. Je songeais à cela lorsqu'elle trempait ses lèvres dans son thé à l'orange, les yeux pleins d'amertume. Je songeais à cela quand son ventre avait fini de s'atomiser et qu'elle fermait les yeux sans plus aucune conscience. Et je songeais à cela et je me disais que somme toute nos vies ne s'étaient liées que pour devenir une seule, et que le jour où il faudrait en finir notre vie ne pourrait pas subsister à demi.

Mourir ensemble.

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