dimanche 15 mars 2009

I. [suite 2]


La lumière lorsque nous faisions l'amour n'était qu'incendie. J'ouvrais les yeux plaisir en moi et l'univers était feu ; or vif, resplendissant ; rouge sang. Flashs. On ne pense pas, on ne peut pas penser lorsque l'on fait l'amour ; on ne voit que flashs, éclairs, essence des choses, particules des l'air : le microcospique et le grandiose de ce qui le reste du temps est gris. J'ai suffisamment connu les femmes et fait l'amour pour savoir que ce n'était pas qu'avec Rose ; sauf qu'avec Rose l'essence dépassait l'essence : avec Rose l'essence était quintessence.
Faire l'amour fut toujours part majeure de notre vie et c'était à chaque fois la quintessence, savoir qu'elle était dans mes bras, dans mes bras seuls et qu'elle était la seule à me faire toucher à la quintessence.
Je savais qu'elle me trompait. Je n'en avais cure. La fidélité ne résidait pas pour moi dans l'exclusivité, la fidélité était gravée dans la peau, certes on allait voir ailleurs mais on savait, on savait dans les bras de quelle personne on souhaitait mourir. Je retrouvais sur elle le parfum d'autres femmes, parfois même d'hommes mais je haussais les épaules : elle ne se souvenait pas de leur nom ; encore moins de leur visage.
Je ne la trompais pas. J'avais mieux à faire. Ou plutôt si, je la trompais avec les livres : je prenais un pied infini avec Virginia Woolf et Kundera, ils délectaient ma chair et, quand je les quittais j'avais encore envie d'eux. Mais jamais, avec aucun d'eux je n'ai touché à la quintessence. Dès que Rose était là, le monde n'était plus.
Après l'amour nous passions un temps infini à nous regarder. C'est la folie quand on a touché à la quintessence. C'est inscrit sur le visage – enfin pas le visage : le regard. Le regard qui si le visage est morne contient encore en lui toute l'étincelle. Explosion qu'on tente de frôler du doigt, ne fait qu'exploser davantage. Elle riait, me demandait de m'approcher, je lui prêtais mon oreille et elle me murmurait des choses qui me faisaient rougir. Je lui souriais. Elle parlait un langage que je ne saisissais qu'à peine : celui de la nuit. Je ne disais pourtant rien pour y entendre davantage : elle était souvent ivre et la moindre de mes questions la faisait pouffer de rire. Et ça lui faisait plaisir quand je lui souriais. À ces moments-là elle se penchait vers moi, m'embrassait de travers et disait que j'étais belle. Puis elle s'endormait dans mes bras. Instants sacrés.

Toutes ces années nous nous regardâmes sans pouvoir jamais regarder autrepart, rien ni personne d'autre ; ne pouvoir regarder que nous-même ; quintessenciel le regard de l'autre, quintessenciel au point que s'il n'était plus là tout serait néant.

La regarder quand je me réveillais était exception et privilège. Il y avait des jours où elle rentrait plus tôt que prévu, quand moi je dormais encore et que je ne l'entendais pas rentrer, évanouie dans un profond sommeil ; elle se glissait dans les draps et s'endormait. Et je me réveillais quelques instants ou mille ans après et je savais tout de suite qu'elle était à mes côtés.
Il y avait ces pieds gelés ; ces cuisses tièdes qui venaient se coller aux miennes et ces mollets lisses. Et ce dos incurvé qui quand j'en écartais les couches de tissus apparaissait dans toute sa splendeur. Cette taille qui n'avait jamais enfanté et n'enfanterait jamais ; cette nuque duveteuse. Pas une rugosité ; pas une cassure. Une Infante.
Je suivais du doigt la cambrure de son dos et elle frissonnait dans son sommeil, imaginant peut-être s'enfoncer dans un cube de glace ou devenir la proie d'un serpent, succomber aux délices de l'étouffement, du venin, de la possession ou de l'engourdissement, s'offrir à la mort, accepter la mort
Je ne sais si elle rêvait de moi. Quand je ne faisais que la regarder son visage était paisible. Presque un sourire. Je n'ai jamais eu autant de paix en moi qu'en contemplant des gens qui dormaient. A fortiori Rose. Son visage apaisé était un paysage où du haut de mon rocher je tombais ; profitais de la vue dans ma chute ; m'écrasais dans l'horizon.
Ensuite la vie m'appelait et je me levais sans aucun bruit pour qu'elle gardât son visage apaisé. Je m'habillais en quatrième vitesse et je revenais m'asseoir sur le lit une dernière fois, contempler son corps. De temps en temps légers frémissements. Souriait parfois. J'eusse aimé rester là pour toujours. Mais la vie devait reprendre.
Et qu'elle était brutale alors cette vie, quand après cela elle devait reprendre. Sursauter. S'apercevoir de l'heure. Prendre ses clefs à gauche et son portefeuille à droite et sortir. Courir. Arriver au travail l'haleine dispersée. Les yeux amaigris à tomber de leurs orbites. La peau défraîchie. Qu'elle était brutale cette vie lorsque je me réveillais tout à fait et que dans le sursaut de nirvana qui accompagne l'éveil absolu je me rendais compte que Rose n'en était qu'une infime partie, un point scintillant qui ne parvenait pas à aveugler face à la mélasse térébrante qui engluait le reste de mon existence.
Car on abaissait les yeux et c'était vrai, mélasse térébrante, un engluement, une pensée silencieuse et assombrie : sans Rose Ostende n'était plus qu'un paysage gris emrubanné de miel noirâtre ; cendré ; charbonneux ; laid et pisseux.
Avant elle j'avais déjà remarqué cette spécificité d'Ostende à dissiper le laid quand on parvenait à ouvrir les yeux comme il le fallait. Mais je ne savais pas pourquoi. Sans elle j'ai su : parce que les lieux elle ne les a jamais quittés. Les lieux étaient imprégnés d'elle. Les lieux étaient elle. Si un jour elle n'était plus, Ostende ne serait plus non plus. Ni la quintessence. Ni moi-même. Moi non plus je ne serais plus. J'étais imprégnée d'elle et j'étais elle, et elle était moi, et ainsi nous étions, homozygotes reliées par le même réseau sanguin – siamoises.

Il y avait son corps et je plongeais dedans, et je m'abîmais et je n'y trouvais que dépossession, c'était l'existence, la quintessence et je sentais, vérité gnomique, je n'avais besoin que de cela pour vivre.
Il me suffisait de me trouver au tournant de la falaise – c'était l'époque où il y avait une falaise à Ostende – ou sur la descente de la plage et qu'au même instant le vent soufflât, apporter le ressac et des vagues de brume pour que je comprenne que tout ce vent, ce ressac, ces nuées étaient chargés de Rose et m'envoyaient par onde son parfum, les cellules mortes, ses particules pour que j'en fusse imprégnée, pétales moléculaires qui venaient saler mes lèvres et mes joues, mon visage entre ses mains, instant de béatitude.
Mais chaque fois la même chose : la vie reprenait. Au cours de la chute je ne réalisais pas bien. Ce n'était que quand l'instant était véritablement passé, quand la vie avait véritablement repris, que je réalisais à quel point la douleur : l'instant était passé et il ne revivrait plus, et peut-être était-ce la dernière fois qu'un tel instant avait eu lieu.
On a tort de voir un quelconque côté positif au bonheur. Certes c'est très beau ; certes c'est merveille ; mais il faut songer que quand ce sera fini, ça ne reviendra jamais. Et qu'il faudra vivre avec ce poids-là : subir à chaque seconde le bonheur dans sa tête alors qu'on sait très bien que ce visage entre vos mains, ces lèvres qu'on caresse et qu'on embrasse, là, sont en réalité depuis longtemps à pourrir dans une boîte.
J'eus de la chance. Je n'eus jamais à subir sa mort. Mais la chance a ses revers : chaque instant où elle n'était pas là, je songeais à sa mort. Et chaque instant où je songeais à sa mort les visions se surpassaient dans l'horreur.
On ne devrait subir que la mort de ceux dont on n'a rien à faire. Et vivre la mort des vôtres, de ceux qui vous sont chers comme si ce n'était pas grave. Comme presque un sourire. Un jeu. L'aimé serait parti dans la pièce d'à côté et il ne vous resterait qu'à trouver la porte pour le rejoindre.
Tout ça pour dire que quand elle n'était pas là, ma vie, si elle avait le malheur de loucher sur le présent, ma vie était un enfer.

Nous marchions indéfiniment entre les dunes.
Si l'on oublie qu'elle a une âme on ne peut s'empêcher de trouver Ostende jolie. Du moins quand on est habitué. Il faut s'habituer aux immeubles gris qui longent la plage ; à la plage elle-même, dure et graveleuse ; aux échos étouffés. Il faut s'habituer à l'idée qu'à Ostende votre corps soit séparé de votre âme et de la flamme qui prouve votre existence : votre regard. Vos trois entités séparées pour mieux vous faire ressentir.
Nous étions habituées, Rose surtout et les immeubles nous les avions oubliés depuis longtemps. Il suffisait de se glisser entre les dunes, de s'y allonger et de fermer les yeux. Et un écho : paroles de Brel, Le plat pays, dernier terrain vague
Le dernier terrain vague mais nous y étions, c'était Ostende le dernier terrain vague, c'était Ostende qui nous dépossédait de l'inutile et ne nous laissait que notre corps, notre âme et notre regard, séparés, à errer loin, formes indistinctes.
Notre corps préférait l'or salé des sables pour se perdre et s'enfouir, il n'y avait jamais personne entre les dunes, nous nous y enfouissions et notre corps fondait peu à peu, et quand il était évaporé des relents d'eau de mer venaient balayer l'air.
Notre âme bouleversée arpentait les rues et sentait l'air et s'attristait presque d'entendre les corps fondus, petite mélodie qui faisait grat grat en notre tête.
Notre regard n'en avait cure et contemplait le vide. L'inexistence. Pour mieux savourer l'apophtegme : nous n'étions pas l'irréel. Nous étions nous. Et nous n'existions que par nous-mêmes.

Les dunes étaient un point d'ancrage où de notre corps dissous jaillissait notre âme, et notre regard, sur la même longueur d'onde nos vies ébahies.

Je la regardais. Petite fille silencieuse. Immobile. Dormante. Je la regardais et mes yeux se brouillaient soudain, je la regardais et je comprenais, que le temps passé sans elle était du temps mort, le temps d'à présent s'était arrêté, une image figée, un écho sonné, le temps, le temps, moi ici maintenant, je nous aime à présent –
Son visage entre mes mains et elle me souriait. Elle se détournait très vite. Les yeux emportés par l'horizon, les côtes désertes là-bas au loin. Elle songeait. Son sourire. Peu à peu effacé. J'ai réalisé plus tard qu'elle n'avait souhaité pendant toutes ces années qu'une chose : sortir d'Ostende. Et c'est à cela que j'ai réalisé son degré d'amour pour moi : à chaque fois que je le lui interdisais, elle ne bronchait jamais. Elle acquiesçait. Elle comprenait. Elle était un peu triste mais elle comprenait. Elle finissait par me sourire. Mais son regard restait vague, à s'oublier dans la contemplation des côtes désertes, là-bas au loin, des côtes sèches, arides comme tout ce qui n'était pas Ostende. Son coeur battait avec les lieux. Les lieux qui eussent tant voulu s'envoler. Mais qui étaient des lieux : qui ne pouvaient pas devenir d'autres lieux. Qui se devaient de stagner. De garder leur point d'ancrage ; leurs racines. À quoi, surtout, il eût été difficile de greffer des ailes. Pouvait-on parler d'envies suicidaires? Elle savait qu'en sortant d'Ostende rien ne serait plus jamais comme avant. Mais la tentation était grande. Mais aussi, je savais : elle aimait la vie. Sortir d'Ostende était, resterait pour elle de l'ordre du fantasme : quelque chose d'irréalisable qui court-circuitait sa tête pendant qu'elle dormait, quelque chose qu'elle me montrait du doigt en souriant du fond des yeux. Elle ne fut jamais aussi belle que dans ces instants-là. Et folle : une lueur de démence autour d'elle. Une sainte dans un sérail.

Parfois sur les vagues de dunes une écume de glace : la neige. Les matins où ça arrivait elle ne rentrait pas : je la retrouvais, quand je sortais de la maison à tournoyer, infante. Tournoyer la chevelure cage à flocons : ses boucles bordéliques qui emprisonnaient la blancheur et devenaient à leur tour blanches, frissons ; étiolées. Elle s'allongeait dans la neige et ses cheveux disparaissaient sous les flocons, j'y enfouissais mon visage ; jusqu'à devenir gisante et à étouffer dans l'épaisseur de la neige. Nous avons souvent fait l'amour là, partagées entre la chaleur de nos ventres et nos bras frigorifiés.
Elle se plaisait dans la neige. Tremblotante en amassait une poignée. La contemplait à fondre sur sa paume, contemplait les flocons, éphémères : telle une poignée de poussière qu'on eût fait se disperser, main ouverte. Contemplait sa poignée. Grave. Soudain consciente : la neige fondrait. Alors elle contemplait et gardait en elle l'image, la douce image de la neige en fusion.
Elle se cachait dans les herbes hautes et parfumées du jardin et s'y endormait ; le corps alangui ; ses courbes en harmonie avec la terre, sur son visage la paix, ses cheveux à peine effleurés par le vent. L'été. L'hiver c'était dans la neige : je l'y trouvais à contempler et j'arrivais à temps, jsute avant qu'elle ne virât au bleu et ne s'y endormît pour de bon. Elle se réveillait ; puis venait sangloter dans mes bras, à ma grande incompréhension. Je lui caressais les cheveux. C'était une toute petite fille dans ces moments-là ; une toute petite fille qui recherchait mes bras pour s'y enfouir.
Et telle une toute petite fille qu'on aurait mis sous ma protection : je redoutais de la laisser sans surveillance. C'était la vie qui voulait ça ; mais je tremblais à l'idée de ne jamais la voir revenir ; j'étais heureuse, la plus heureuse du monde quand elle était là. Et elle aussi ; ça se voyait ; elle n'était heureuse qu'avec moi ; elle me souriait, posait sa tête au creux de mon épaule et s'endormait. C'était ça aussi, la quintessence.
Dans ces moments-là je lui caressais les cheveux et je la berçais. On dit que les couples de lesbiennes reproduisent un schéma mère-enfant ; c'est faux ; dans un couple de lesbiennes les deux sont mère-enfant. Les deux se protègent. C'est le nid. C'est l'utérus. L'une vient à mourir l'autre meurt avec. Le couple absolu.

1 commentaire:

  1. Je m'arrête là pour aujourd'hui. J'ai juste envie de dire que tu ne dois pas lâcher. Qu'il faut qu'on puisse lire ton texte ailleurs que sur Internet.

    J'ai juste une remarque : je trouve que le mot "lesbienne" est déplacé. Parce qu'il est dans le réel et la généralité. Et que ce couple est tout sauf de la généralité.

    Continue à écrire, s'il te plaît. Et j'écoute la BO de Dans ma maison sous terre.

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